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ne pas être accepté comme véritable. Chabanon, dans un jour de grande tristesse, entre chez d’Alembert, qui, du premier coup d’œil le voyant malheureux, l’accable de questions pleines d’intérêt sur la cause de son chagrin. Chabanon était amoureux et trahi. « Comment peindre, dit-il, la sensibilité de d’Alembert et la fougueuse précipitation de ses mouvemens ? Fermer la porte aux deux verrous, ouvrir un petit escalier qui répondait à la boutique du vitrier, y crier : « Madame Rousseau, je n’y suis pour personne ! » revenir à moi et me serrer dans ses bras, ce ne fut pour lui que l’affaire d’un instant. »

Dans les premiers mots de d’Alembert reparaît cependant l’insensibilité affectée du sceptique railleur, sous lequel quelques contemporains ont méconnu l’homme tendre et bon. « Que voulez-vous ? dit-il à Chabanon. Vous avez commencé par être heureux ! » Et il ajoute de la voix de fausset qui lui était particulière : « C’est toujours la fiche de consolation. » Mais, ému par le désespoir de son ami, il prend aussitôt un autre ton. « Mon ami, lui dit-il, il faut éviter de rester avec vous-même. Jetez là les livres, voyez vos amis, courez, distrayez-vous. Toutes les fois que je vous serai nécessaire, je quitterai avec plaisir mon travail, et nous irons nous promener ensemble. »

Un autre ami de d’Alembert, Diderot, exerça sur lui, une très grande influence, et leurs noms, attachés ensemble à une œuvre célèbre et grandiose, sont pour bien des gens devenus inséparables. Diderot et d’Alembert, avec une grande différence de caractère et de talent, avaient un fonds d’idées communes qui pouvait les rapprocher sans peine et maintenir leur union. Libres tous deux de toute ambition, avec la même ardeur pour l’étude et pour les travaux de l’esprit, ils étaient également curieux de science, d’art, de littérature et de philosophie, en enveloppant dans un même scepticisme toutes les questions qui de près ou de loin appartiennent à la théologie. L’exemple de leur vie et de leur noble caractère peut servir d’argument sans réplique à qui voudra convaincre les esprits les plus prévenus que la bonté, le dévouement, le désintéressement et la vertu ne sont l’apanage d’aucune secte, le privilége d’aucune croyance.

Le discours préliminaire de l’Encyclopédie, écrit en entier par d’Alembert, contient, dit-il, la quintessence des connaissances mathématiques, philosophiques et littéraires acquises par vingt années d’études. Il fut reçu avec de grands applaudissemens et considéré lors de son apparition comme une œuvre de premier ordre. L’admiration de Voltaire et de Montesquieu, les louanges sans restrictions du roi Frédéric, celles enfin de Condorcet ne permettent pas de