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France, il fut arrêté que le mariage aurait lieu vers la fin d’octobre, avant celui de M. de Rogariou avec Mlle Trégoref. L’oncle de Flora n’était pas prêt ; il lui fallait aller à Paris pour s’occuper de l’importante affaire des bijoux, des châles et des dentelles, et puis que de travaux restaient à faire au château de La Marsaulaie ! Pour nous, rien de semblable ; il s’agissait d’être unis l’un à l’autre par un lien indissoluble et de partir.

Huit jours après la noce, nous prenions congé des Legoyen et de notre oncle, et nous montions à bord d’un navire frété pour Manille ; c’était un beau trois-mâts d’un tonnage considérable et d’une marche rapide. Notre première pensée avait été de faire ce long voyage par les bateaux à vapeur, mais il nous parut plus agréable de partir du bas de la Loire à bord de ce grand navire dont nous avions pris toute la cabine pour nous deux : là nous serions seuls ; là commencerait pour nous cette vie intime que le tumulte des bateaux à vapeur, toujours encombrés de passagers, aurait rendue impossible. Le vent du nord-est, cher aux navigateurs qui font route vers les tropiques, enfle nos larges voiles ; on pousse des bonnettes, on met dehors jusqu’aux contre-cacatois, et notre navire, pareil à un cygne gigantesque qui fend l’onde avec ses ailes tendues et ses plumes gonflées, nous entraîne rapidement hors des froides latitudes. Sur l’immensité des flots, tout nous faisait défaut à la fois de ce qui constitue le charme des pays civilisés, et pourtant il semblait que rien ne nous manquât. La terre absente avec ses fruits et ses fleurs, les bruits, les joies, les spectacles des grandes villes, tout cela était oublié, parce que dans l’infini d’un horizon sans limite nous sentions grandir l’affection dont nos cœurs débordaient. Nous avions devant nous quatre mois de ce tête-à-tête dans la solitude de la mer, toujours animée, toujours palpitante sous la pression des vents, sauf les rares journées de calme où le flot, encore soulevé par le souffle de la veille, se balance en longues ondulations. Ne regrettant rien, nous allions au-devant de la vie avec une sorte d’ivresse, et si de loin en loin une île, une terre inconnue sortant du sein de l’océan comme une vapeur grise venait frapper nos regards, nous songions avec un sentiment de pitié à ceux qui demeuraient attachés à ces rivages devant lesquels nous passions à tire-d’aile.

Nous avions fait une courte relâche au cap de Bonne-Espérance pour nous procurer des vivres frais : une seconde halte de quelques jours en rade de Singapoure marqua la seconde étape ; puis nous entrâmes dans la mer de Chine. — Enfin, nous sommes chez nous, dit Flora avec une sorte de ravissement ; bientôt nous aborderons cette grande île de Luçon où j’ai vu le jour. Et toi, Albert, tu as tout quitté pour me suivre !…

— Calderon, le poète dramatique, a dit avec une profonde mé-