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méditation de Spinoza et qu’il ne cesse pas de se répéter à lui-même pour fortifier son âme, et l’amener à ce degré idéal d’une heureuse impassibilité qui la laisse libre de faire sa tâche de chaque jour au milieu des douleurs humaines, et de veiller uniquement au culte de son génie intérieur sans que rien puisse l’en distraire et la troubler.

Nous n’avons pas à examiner comment le poète transporta ces conceptions dans sa vie et s’efforça de faire son âme à l’image de cette théorie. On l’a raconté ici même[1] avec une abondance de détails que ne comporte pas une étude purement philosophique. On a dit sa hautaine indifférence, son calme inaltérable dans ses rapports avec les êtres charmans et passionnés qu’attirait son prestige souverain, sa résignation, du jour où il sentit la divinité de son cerveau, à ne plus vivre que par lui et pour lui, cet égoïsme magnifique, mais dont quelques actes révolteraient chez d’autres, et que les enthousiastes excusent par l’espèce de sacerdoce qu’il exerçait à l’égard de sa pensée. Nous n’avons, quant à nous, qu’un goût médiocre pour ce côté un peu théâtral de la vie et du génie de Goethe que raillèrent, même alors, plusieurs renégats de la religion du grand homme, tels que Merck, Jacobi, Wieland lui-même à certains jours, et nous nous souvenons de cette violente apostrophe de Herder « L’homme a-t-il le droit de s’élever dans cette région où toutes les souffrances vraies ou fausses, réelles ou simplement imaginées, deviennent égales pour lui, où il cesse d’être, sinon artiste, du moins homme ? Nul ne songe à disputer aux dieux leur quiétude éternelle ils peuvent regarder toute chose sur cette terre comme un jeu dont ils règlent les chances selon leurs desseins ; mais nous, hommes, et partant sujets à toutes les nécessités humaines, il ne faut point qu’on vienne nous amuser avec des poses de théâtre. Tout cela, ce sont des inventions de notre temps. David chantait des hymnes, cela ne l’empêchait pas de gouverner son royaume. Que gouvernez-vous donc, vous ? Vous étudiez la nature dans tous ses phénomènes, depuis l’hysope jusqu’au cèdre du Liban. La nature ! vous l’absorbez en vous, ainsi que cela vous plaît à dire. À merveille mais je voudrais bien ne pas vous voir pour cela me dérober le plus beau de ses phénomènes, l’homme dans sa grandeur naturelle et morale ! »

Ce jugement de Herder est terrible, et ce n’est qu’avec de grandes réserves qu’on pourrait l’appliquer à Goethe ; mais avec quelle justesse impitoyable ne s’applique-t-il pas à toute une génération poé-

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin et du 15 octobre 1839, les travaux de M. H. Blaze de Bury.