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toujours victorieuse, qu’exerce la subtilité de l’intelligence dans une société grossière. Même à défaut de preuves directes, on pourrait affirmer qu’il y avait inimitié entre l’ordre des brehon : et l’ordre des druides. Des juges qui se disent, les interprètes de la loi de nature et des prêtres qui prétendent dominer les éléments ne peuvent pas vivre en bonne intelligence. D’ailleurs les deux professions empiètent l’une sur l’autre ; on voit par une glose du Senchus qu’avant l’arrivée de Patrick les poètes, — non pas les simples bardes, mais les poètes ollamh, qui faisaient partie de l’ordre des brehon, historiens nationaux et gardiens des registres de généalogie, reçus maîtres dans dès écoles, capables de réciter les sept fois cinquante histoires et d’improviser un quatrain, — se livraient à la bonne aventure, et ne dédaignaient pas les profits des sortilèges. D’un autre côté, la justice des brehon étant une des justices les plus coûteuses qui aient jamais existé, il est probable qu’elle était souvent remplacée par les divinations des druides. Il existe toutefois des preuves directes de la vieille antipathie des deux ordres. Cinquante ans environ avant saint Patrick, le chef des brehon du Connaught et l’un des poètes les plus réputés de l’Irlande, celui-là même qui ne prononça jamais un faux jugement, parce qu’il était inspiré par la grâce du Saint-Esprit ; Connla Cainbhrethach, avait coutume de disputer contre les druides. Il leur disait : « Vous prétendez avoir créé le ciel’, la terre, la mer, le soleil et la lune. Faites seulement que le soleil et la lune brillent une seule fois au nord, et nous vous croirons. Vous ne le pouvez faire : il vaut donc mieux pour nous croire en celui qui a créé le ciel et la terre que de croire en vous. » Dubhthach, chef brehon du temps de saint Patrick et le principal rédacteur du Senchus-Mor, fut un des premiers convertis, et devint ensuite évêque sans cesser d’être brehon et de composer des poèmes que l’on possède encore. Enfin le Senchus entier porte témoignage de l’alliance des brehon et de saint Patrick. Or si les brehon étaient, par leur intelligence et leurs lumières, les mieux disposés à recevoir la foi chrétienne, si en outre une vieille haine les faisait se réjouir de l’abaissement des druides, ils étaient en même temps les conservateurs des traditions nationales et les plus intéressés à les maintenir. Saint Patrick n’aurait pu les gagner à la cause du christianisme, il eût échoué, comme son prédécesseur Palladius, s’il n’eût accepté et sanctionné par son acceptation ce qu’on appelait la loi de nature. Il laisse déclarer que les anciens poètes avaient été inspirés par le Saint-Esprit comme les pères de la loi patriarcale, et il donne à la tradition celtique une autorité sacrée, analogue à celle que possède dans le reste du monde l’Ancien Testament. Ainsi s’est faite dès l’origine l’union de la nationalité et de la religion qui a toujours depuis caractérisé l’Irlande.