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Les faits portent le même témoignage. Lorsque saint Patrick, après avoir converti quelques-uns des clans de l’Ulster, prit le parti hardi de marcher sur Tara et d’allumer le feu du Seigneur en face de celui des druides, il s’était, comme il le dit lui-même, ménagé des intelligences dans le camp des adversaires. Il comptait sur l’appui des brehon, car, si l’on en croit saint Patrick, il n’y eut ici aucun miracle. Le seul miracle dont il parle dans l’admirable écrit intitulé sa Confession, c’est le miracle de la conversion de tout un peuple opérée par un ouvrier tel que lui. En butte à la violence ouverte, il fait appel à la justice des brehon. Dubhthach lui donne raison. Le roi Laeghaire sent qu’il y a pour lui plus de danger à résister qu’à céder. Les druides sont mis en déroute, le peuple acclame la religion du Christ, et saint Patrick devient tout à coup une puissance, pour nous servir du langage de Sidoine Apollinaire. Il parcourt l’Irlande, baptisant les néophytes, ordonnant des prêtres et des évêques, apprenant lui-même aux fidèles à lire et à écrire. Il fonde une église, ou, pour mieux dire, un clergé ; il fonde surtout des monastères de femmes où les filles des chefs vont, à la suite de sainte Brigitte, chercher un refuge contre la grossièreté des mœurs, et des monastères d’hommes où des milliers d’écoliers se livreront bientôt à la recherche de la vérité pure. Pas un des mots que prononce saint Patrick n’est hostile aux vieilles institutions ni aux vieilles traditions, et c’est à bon droit qu’il répond à ses amis des Gaules qui lui reprochent de trop aimer l’Irlande et d’y avoir cherché la puissance et la richesse : « Je porte témoignage en vérité et dans la joie de mon cœur, devant Dieu et devant ses saints anges, que je n’ai pas eu d’autre motif pour retourner dans ce pays, d’où je m’étais échappé une première fois avec tant de peine, que l’Évangile et ses promesses. »

Il n’appartient pas à mon sujet d’entrer dans les discussions religieuses auxquelles a donné lieu l’apostolat de saint Patrick. Je ne m’occupe ici que du côté politique de sa vie, et il semble pleinement démontré, par l’introduction même du Senchus, que saint Patrick, en apportant le christianisme à l’Irlande, ne chercha pas à la rendre romaine, et que le Senchus-Mor, quoique approuvé par saint Patrick, est une loi purement celtique et inspirée par les plus vieilles traditions celtiques.

Quelle était cette barbarie, ou, pour mieux dire, cette société envers laquelle saint Patrick montrait tant de complaisance ? Avant le Senchus, dit le préambule, le monde était dans l’égalité. Nous voilà, dès le premier pas, bien loin des lois salique et ripuaire et des mœurs des Germains de Tacite, d’où Montesquieu fait sortir la féodalité, bien qu’on comprenne peu la féodalité quand les lois sont personnelles et non réelles, quand elles dépendent de la race et non