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et à la faveur de ce tumulte les conjurés allaient tous échapper, si le baron d’Armfelt n’avait donné ordre de fermer les portes et de faire démasquer tout le monde. Malgré cette mesure, ils sortirent en payant d’audace, mais non sans laisser derrière eux de graves soupçons et des indices. Anckarström, se présentant à son tour, avait dit au lieutenant de police d’un ton dégagé « J’espère, quant à moi, monsieur, que vous ne me soupçonnerez pas. — Vous vous trompez, répondit l’officier; je crois que c’est vous. » Cet homme avait dit cela légèrement et sans avoir de réel soupçon il ne remarqua le trouble subit de son interlocuteur qu’après l’avoir laissé passer; mais on se rappela ces circonstances, et, d’autres signes s’y joignant, Anckarström fut arrêté le lendemain ainsi que Liliehorn; les comtes de Horn et de Ribbing ne le furent que le 18, et Pechlin plus tard encore.

Gustave lui seul avait conservé une réelle présence d’esprit. Essen, tout couvert de son sang, l’avait aidé à gagner une petite loge voisine appelée l’Œil-de-bœuf, et de là un salon où on avait pu l’étendre sur un sofa. C’était le roi qui avait rendu quelque courage à ceux qui l’entouraient, lui qui avait prescrit les premières mesures, comme de fermer les barrières de la ville et d’envoyer chercher le duc de Sudermanie. Une fois le premier appareil posé par les chirurgiens, on put le transporter dans ses appartemens au château. Après avoir pourvu aux premiers soins du gouvernement, qu’il confiait jusqu’à son rétablissement à son frère, il y reçut les ministres étrangers et les personnes de la cour. Quand il vit approcher le fidèle et chevaleresque d’Escars, qui était, comme on sait, le représentant de l’émigration française à Stockholm[1] « Voilà un coup, dit-il, qui va réjouir vos jacobins de Paris; mais écrivez aux princes que, si j’en reviens, cela ne changera rien à mes sentimens et à mon zèle pour leur juste cause. » A vrai dire, c’était une pensée qu’on entendait partout exprimer, dans ces premiers momens d’étonnement et de terreur, que ce coup devait venir des clubs parisiens. Les meurtriers, pour donner le change, s’étaient emparés de cette préoccupation commune, et répandaient eux-mêmes ce bruit. M. d’Escars raconte dans ses mémoires inédits que, se trouvant dans cette même journée du 17, avec le comte

  1. Les extraits que j’ai publiés des mémoires inédits du duc d’Escars, et qui sont, par la franchise de leurs peintures, des pages historiques, n’auront pas donné le change sur son caractère personnel. M. d’Escars a fait partie d’une émigration qui avait un éminent degré quelques-unes des vertus, quelques-uns aussi des défauts de son temps. Il a racheté ces défauts par de hautes qualités personnelles, Brillant officier, passionné pour l’art militaire, qu’il avait étudié à l’école du grand Frédéric, il a laissé après lui une mémoire justement respectée.