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commerçans, tous les gens d’éducation et de profession libérale, entre les deux les paysans que la révolution tâche d’enlever à la tradition, la ressemblance devient frappante. Pour comble, on voit par leurs discours que leur modèle est la France ; ils répètent nos anciennes idées, ils ne lisent que nos livres. Les personnes un peu cultivées savent le français, presque jamais l’anglais ou l’allemand ; notre langue seule est voisine de la leur ; d’ailleurs ils ont besoin comme nous de gaîté, d’esprit, d’agrément et même de licence ; on trouve entre leurs mains non-seulement nos bons écrits, mais nos romans de second ordre, nos petits journaux, notre basse littérature. Toutes leurs grandes réformes vont dans le même sens, ils ont imité nos monnaies et nos mesures, ils organisent une église salariée, sans biens propres, des écoles primaires, une garde nationale, et le reste.

Je sais les inconvéniens de notre système, — la suppression des grandes vies supérieures, la réduction de toute ambition et de tout esprit aux idées et aux entreprises viagères, l’abolition des fiers et hauts sentimens de l’homme élevé dans le commandement, protecteur et représentant naturel de ceux qui l’entourent, la multiplication universelle du bourgeois envieux, borné et plat, que décrit Henri Monnier, tous les tiraillemens, les vilenies, les appauvrissemens de cœur et d’intelligence, dont les pays aristocratiques sont exempts. Pourtant, telle qu’elle est, cette forme de civilisation est passable, préférable à beaucoup d’autres, assez naturelle aux peuples latins, et la France, qui est aujourd’hui la première des nations latines, l’importe avec la révolution et le code civil chez ses voisins.

Cette structure sociale consiste en ceci : un grand gouvernement central avec une forte armée, d’assez forts impôts, et un vaste cortège de fonctionnaires qui sont maintenus par l’honneur et ne volent pas ; — un morceau de terre à chaque paysan, en outre des écoles et autres facilités pour qu’il monte dans la classe supérieure, s’il en est capable ; — une hiérarchie de fonctions publiques offerte comme carrière à toute la classe moyenne, les injustices étant limitées par l’établissement des examens et des concours, les ambitions étant contenues et contentées par l’avancement, qui est lent, mais qui est sûr : — bref, le partage à peu près égal de toutes les bonnes choses, de telle façon que chacun ait son morceau, personne un très gros morceau et presque tous un petit ou médiocre, par-dessus tout cela la sécurité intérieure, une justice suffisante, la gloire et la gloriole nationales. Cela fait des bourgeois médiocrement instruits, fort bien protégés, assez bien administrés, fort inertes, dont toute la pensée est de passer de 2,000 francs à 6,000 francs de rente. En un mot, une quantité de demi-cultures et de demi-bien-êtres, vingt ou trente millions d’individus passablement heureux,