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soigneusement parqués, disciplinés, rétrécis, et qu’au besoin on peut lancer en corps. A prendre les choses en gros, c’est à peu près ce que les hommes ont encore trouvé de meilleur ; néanmoins il faudra voir dans un siècle l’Angleterre, l’Australie et l’Amérique.


Sienne, 8 avril.

De Chiusi à Sienne, le pays s’aplatit ; on est entré dans la Toscane : des marécages étendent dans le lointain leur verdure sale et malade. Un peu plus loin sont des collines basses, puis des coteaux grisâtres, où la vigne tord ses sarmens noirs : c’est un maigre et plat paysage de France. Une vieille cité, entourée de murailles rousses, apparaît à gauche sur une colline, et l’on entre à Sienne.

C’est une ancienne république du moyen âge, et bien souvent, dans les cartes du XVIe siècle, j’avais contemplé sa silhouette abrupte, hérissée de bastions, peuplée de forteresses, toute remplie des témoignages des guerres publiques et des guerres privées. Guerres publiques contre Pise, Florence et Pérouse, guerres privées entre les bourgeois, les nobles et le peuple, combats des rues, massacres d’hôtel de ville, bouleversemens de la constitution, exil de tous les nobles en état de porter les armes, exil de quatre mille artisans, proscriptions, confiscations, pendaisons en masse, ligues des exilés contre la ville, coups de main populaires, désespoir porté jusqu’à l’abdication de la liberté et à la soumission aux mains d’un étranger, révoltes soudaines et furieuses, clubs semblables à ceux des jacobins, associations pareilles à celles des carbonari, siège désespéré semblable à celui de Varsovie, dépopulation systématique pareille à celle de la Pologne, — nulle part la vie n’a été si tragique. De deux cent mille habitans, la cité tomba à six mille. Ce qu’il avait fallu de haines pour épuiser un peuple si vivace ne peut se dire. L’Italien féodal fut de toutes les créatures humaines la plus richement munie de volonté active et de passions concentrées, et il s’est saigné, on l’a saigné jusqu’au dernier sang de ses veines avant de le coucher dans la tranquillité monarchique. Cosme II, pour rester maître, détruisit par la faim, la guerre et les supplices cinquante mille paysans. Alors on voit dans les gravures se déployer sur la piazza républicaine les cavalcades pompeuses, les chars mythologiques, les parades et la livrée du nouveau prince. L’artiste, au bas de son dessin, se répand en adulations infinies. Les mœurs résignées, puis somnolentes, la galanterie fade, l’inertie universelle, vont s’établir. Sienne devient une ville de province, visitée par les touristes. Un ecclésiastique que je rencontre me dit que, lorsqu’il vint ici en 1821, l’immobilité et l’ignorance étaient parfaites. On mettait deux jours en vetturino pour aller de Sienne à Florence. Un noble, avant d’entreprendre ce voyage, se confessait et faisait son