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émancipation du jugement laïque enfin dégagé de l’illusion mystique et des sens longtemps refrénés qui cherchent le plaisir, qu’y a-t-il autre chose dans Boccace ? Il met la mort à côté de la volupté, les détails atroces de la peste à côté des gaillardises d’alcôve. C’est bien là l’esprit du temps, et je crois enfin toucher ici la cause qui si longtemps en Italie barra la voie à la peinture, pendant cent cinquante ans elle demeura, comme la littérature, si immobile après le vif élan de ses premiers pas ; c’est que l’esprit public était arrêté comme elle. Les sentimens mystiques s’attiédissant, elle n’était plus assez soutenue pour exprimer la pure vie mystique. Les sentimens païens n’étant qu’ébauchés, elle n’était pas assez développée pour représenter la large vie païenne. Elle quittait son premier chemin et restait encore au seuil du second. Elle abandonnait les figures idéales, les physionomies innocentes ou ravies, les glorieuses processions d’âmes incorporelles rangées comme des ombres sur la splendeur du jour divin. Elle descendait sur la terre, esquissait des portraits, des costumes contemporains, des scènes intéressantes, exprimait des sentimens dramatiques ou usuels ; elle parlait non plus à des moines, mais à des laïques. Ces laïques, il est vrai, avaient encore un pied dans le cloître, et il fallait de longues années pour que leurs admirations et leurs sympathies, suspendues autour du monde surnaturel, vinssent rallier autour du monde naturel leur faisceau et leur effort. Il fallait que par degrés la vie terrestre s’ennoblît à leurs propres yeux jusqu’à leur sembler la seule importante et la seule véritable. Il fallait qu’une transformation universelle et insensible les intéressât aux lois et aux proportions réelles des choses ; à la structure anatomique du corps, à la vitalité des membres nus, à l’épanouissement de la joie animale, au triomphe de la force virile. Alors seulement ils pouvaient comprendre, suggérer et réclamer la perspective exacte, le modelé solide, la couleur brillante et fondue, la forme harmonieuse et hardie, toutes les parties de la peinture complète, et cette glorification de la beauté physique qui a besoin d’âmes appropriées pour atteindre son achèvement et rencontrer son écho.

Ils mirent un siècle et demi à faire ce grand pas, et la peinture, comme une ombre qui accompagne le corps, imita fidèlement les incertitudes de leur démarche par la lenteur de ses progrès. Au milieu du XVe siècle, Parro Spinelli, Lorenzo Bicci, répètent fidèlement le style grotesque ; Fra Angelico, conservé dans le cloître comme une fleur précieuse dans une serre, atteint encore les plus pures visions mystiques ; même chez son élève Gozzoli, qui a revêtu ici de ses fresques tout un pan de muraille, on aperçoit comme un