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une opposition ni des partis, mais un gouvernement qui ne se soutienne que sur la docilité machinale du peuple. Voilà le mal dont se préserve la démocratie américaine. Elle peut parfois se trouver faible et désarmée devant un danger imprévu, elle peut prodiguer et perdre des ressources matérielles qu’un pouvoir absolu aurait su mieux conduire ; mais le ressort moral ne peut lui manquer, car elle puise sa force ailleurs que dans son administration et son armée : elle la puise au cœur même de la nation par les racines des grands partis qui la gouvernent.


10 novembre.

J’ai été ce matin au camp Douglas. C’est, dans une plaine nue et sablonneuse, une grande enceinte de palissades autour d’une espèce de ville bâtie en planches. Pas un arbre, pas un brin d’herbe, toute la terre est foulée. Les prisonniers habitent trois par trois dans des maisons de bois alignées régulièrement le long des rues. Depuis l’alerte du 7 novembre et pour quelques jours encore, toute passe était refusée rigoureusement aux étrangers, et je n’ai pu voir les prisonniers eux-mêmes dans leurs quartiers d’hiver ; mais j’ai acquis de mes yeux la preuve de ce complot fantastique dont je vous parlais l’autre jour avec tant d’incrédulité. Le major W…, qui commande le camp, m’a montré les fusils chargés, les caisses pleines de revolvers amorcés, les provisions de cartouches, de poudre, de capsules, qui ont été saisies dans une auberge, à la porte du camp. Les armes sont de nature à ne laisser aucun doute sur l’usage qu’on en comptait faire, et l’abondance des munitions, la hâte avec laquelle elles semblent préparées, l’air inoffensif des portemanteaux qui les contiennent, tout m’a convaincu que les républicains n’avaient inventé que la mise en scène et les détails ridicules qui précisément discréditent la vérité. On est souvent exposé à-ces méprises dans ce bon pays d’Amérique, où les mensonges pleuvent si dru que la vérité même ne peut rester toute nue.

Le camp Douglas sert de prison à dix mille confédérés gardés par un seul régiment de soldats blessés ou malades : il n’y en a pas un dans le nombre qui soit tout à fait valide. Le major lui-même, un jeune homme de vingt-cinq ans, estropié pour la vie, court sur sa béquille avec une activité qui fait peine à voir. La seule défense matérielle est une frêle cloison de planches surmontée d’un balcon où montent de place en place des sentinelles, mais qu’un ou deux coups de hache auraient bientôt abattue. On comprend que soixante hommes résolus aient eu l’idée de pénétrer la nuit jusqu’au camp des prisonniers, de les armer et de saccager la ville…