Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/660

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps de bâtir des abris, une ou deux rues à prétentions, bordées d’hôtels et de boutiques, mais non moins envahies que les autres par l’universel cloaque : là des cafés, des vitrines brillantes, des salles de bal et de concert où mugissent des instrumens de cuivre et grincent des voix éraillées, et partout des tonneaux de pétrole ; partout une atmosphère empestée des émanations de l’huile : voilà l’Eldorado où je viens d’arriver en compagnie de trois ou quatre cents personnes, sur un train aussi encombré que s’il menait à une fête, ou à un lieu de plaisir. Cette cité d’huile et de fange à nom Titusville. Elle n’existait pas il y a sept ans : aujourd’hui c’est une capitale et la tête d’un chemin de fer qui sera continué prochainement jusqu’à Oil-City (la Cité-de-l’Huile), au cœur même de la Petrolia.

On ne peut, à moins de l’avoir vue, s’imaginer l’ardeur avec laquelle cette foule rapace se précipite à la curée. Le pétrole a détrôné l’or. Ouvriers qui cherchent un travail lucratif, financiers ruinés qui viennent tenter la fortune, aventuriers de tout genre, de tout pays et de tout costume, font une course au clocher à qui se jettera le premier dans le cloaque et bouchera la route aux derniers venus. Il pleuvait, la nuit était noire : le train s’arrête ; on se rue pêle-mêle sur l’auberge voisine, dont l’antichambre pleine de monde repousse le flot bigarré. On se met alors en campagne, en procession, plusieurs portant des lanternes, à travers des terrains vagues, le long d’un trottoir étroit et semé de chausse-trapes invisibles dans l’obscurité. À chacune des rues transversales, la colonne hésite, on tâte le terrain, les plus hardis s’aventurent, traversent à gué les fondrières ; quelques-uns des plus pressés s’y enfoncent jusqu’aux genoux. N’importe, on avance toujours, falots à la main, sacs sur les épaules, hommes et femmes au pas de course. Au premier envahisseur les logemens, les lits, les canapés, les chaises ; aux retardataires la pluie et la boue des rues. Je cours comme un forcené, laissant mon bagage à la station et frémissant d’avance à la perspective d’une nuit sans abri dans ce bain de fange ; mais je trébuche dans les bas-fonds, je m’égare, je m’attarde, et j’arrive, les jambes chaussées de deux bottes de boue, pour trouver visage de bois. Pas un matelas, pas une couverture ; on n’était pas sûr de pouvoir me promettre une chaise. Heureusement j’avais des compagnons d’infortune qui furent plus éloquens : le maître de l’hôtel, nous disant de le suivre, s’est mis à faire la ronde à travers la ville, à la tête d’un bataillon dégouttant de pluie, casant celui-ci dans une maison, celui-là dans une autre, me déposant enfin au fond d’une ruelle obscure et écartée, dans une boarding-house dont l’étroite salle d’entrée était si encombrée de monde que je