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moi qui les commanderais ! Et si Annibal put avec une quantité de bœufs détruire les aigles romaines sous Fabius, je ne doute pas que je n’aie ce même bonheur pour le service de votre majesté. » Tout le monde se tut et baissa les yeux. Le roi prit un ton radouci et me dit : « Ah ! mon cher prince ! » puis continua à parler d’autres choses. Cela me valut son estime, et j’appris quelques jours après, du comte Goerz et d’autres, qu’il renchérissait chaque jour sur l’opinion qu’il avait bien voulu témoigner de moi. »


De la fermeté, de l’esprit, de l’à-propos, tout cela, joint à un fond solide, devait plaire au vieux Fritz, et nous voyons en effet le jeune maréchal de l’armée danoise entrer décidément dans l’intimité du roi de Prusse. Que Frédéric revienne à la charge, qu’il attaque son commensal sur des matières plus graves, le prince ne reculera pas d’une semelle : il sait ce qu’il doit et ce qu’il peut.

Quelques jours après, la guerre prévue éclatait, et Frédéric se jetait sur la Bohême. Cette vive campagne, que l’impératrice Marie-Thérèse se hâta d’arrêter au plus tôt, eut pourtant ses émotions et ses péripéties. Le prince Charles put y étudier de près le caractère de Frédéric dans la dernière période de sa carrière et les sentimens qu’il inspirait autour de lui. On ne saurait dire que ce fût de l’affection. Ses anciens lieutenans étant morts, et comme il n’y avait plus personne qu’il crût digne de toute sa confiance, il arrivait parfois que ses meilleures idées, mal comprises ou mal exécutées, amenaient des échecs assez graves. En vain, selon le témoignage du prince, savait-il embrasser les conceptions les plus vastes et les plus petits détails, il eût fallu qu’il surveillât tout par lui-même. Or, à chaque mésaventure de ce genre, on se réjouissait au camp de prendre le roi en faute. C’était la punition de son orgueil et de sa défiance. Un jour, des convois arrivant de Silésie par ordre du roi avaient été surpris au passage par des pandours autrichiens. « Le lendemain matin, raconte le prince, lorsque je vins à l’ordre, chacun s’empressa de me régaler de cette nouvelle, qui me semblait désastreuse ; la joie était inconcevable de ce que le roi avait eu un revers qu’on lui attribuait. J’en fus indigné ; c’est pourquoi on m’appelait le royaliste. On ajoutait : Maintenant que la vache est partie, il va fermer l’étable. En tout, la disposition des esprits était bien différente de ce qu’elle devait être pour ce grand homme. »

Ce sont là des traits qui intéressent l’histoire ; le Frédéric de 1779 n’est plus le Frédéric de la guerre de sept ans. Son génie est toujours le même, actif, pénétrant, lumineux, mais les années sont venues, la mort a emporté les compagnons de sa jeunesse ; isolé dans sa défiance, il est mal servi, et ce sentiment du respect qu’il a si peu enseigné par ses paroles fait défaut aujourd’hui à tous