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ceux qui l’approchent. On n’ose pas encore se moquer de lui en face, seulement on prend plaisir à le désobliger. Jamais une parole amie, jamais un éloge parti du cœur. « Personne, — je cite encore le prince Charles, — personne ne faisait au roi le plaisir de lui dire une chose agréable, même vraie ; par contre, on se faisait presque une fête de lui donner les nouvelles les plus désagréables. Je lui ai toujours dit, quand l’occasion s’en présentait, la pure vérité, mais j’étais charmé quand je pouvais lui dire indirectement et sans flagornerie que je savais apprécier ses grandes qualités et les grandes choses qu’il avait faites dans son pays et dans le militaire. En revanche, je croyais de mon devoir de contredire toutes les fausses opinions qu’il avait sur des personnes ou des choses que je connaissais mieux. Ses propos sur la religion m’étaient insupportables… » Disputer sur la religion et en même temps ranimer ses souvenirs de gloire au feu de ce jeune enthousiasme, c’était double profit pour le vieux Fritz, environné d’ennemis intimes. Aussi, comme on devine bien sa joie au moment où le prince Charles provoque ses confidences ! Il l’a pris en telle amitié, tout en le bourrant çà et là, qu’il lui confie des secrets dont personne autour de lui ne doit soupçonner le premier mot. Savez-vous pourquoi cette campagne de Bohême, si vivement commencée, a été terminée si tôt par le traité de Teschen ? Parce que Marie-Thérèse, répond l’histoire, se hâta d’envoyer des négociateurs au camp du roi de Prusse, parce que le roi de Prusse lui-même, soit prudence, soit fatigue, hésitait à reprendre une bonne fois ses bottes de la guerre de sept ans. Les Mémoires du prince Charles nous donnent à ce sujet des informations plus précises. Un jour que le prince exprimait au roi sa surprise sur cet empressement à terminer la guerre : « C’est que je sentais venir ma goutte, » répondit le roi. Nouvel étonnement du prince Charles, qui ne reconnaît plus le hardi capitaine et qui insiste au nom de sa gloire. N’est-ce donc pas Frédéric qui a écrit ces mots empruntés à Maurice de Saxe : Il n’est pas nécessaire que je vive, mais bien que j’agisse ? N’est-ce pas lui qui, pris d’un accès de goutte au matin d’une bataille, se fit porter par ses grenadiers sur un brancard et conduisit l’armée à la victoire ? Le roi lui répondit : « Ah ! si ce n’étaient maintenant que de légers accès, je n’eusse pas hésité à prolonger la partie ; mais cette goutte maudite s’accroît pendant neuf jours, reste neuf jours en son paroxysme, met encore neuf jours à décroître, et pendant tout ce temps-là j’ai continuellement une espèce de transport au cerveau. Je sens alors que je suis hors d’état de commander, que je ne fais que des confusions ; mais c’est alors aussi que je suis le plus jaloux du pouvoir, et je vois trop bien qu’il me faut donner le commandement