Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/799

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à un autre qui marcherait en avant et me laisserait en arrière. » Un conquérant devenu goutteux au point d’en perdre la tête, un maître jaloux de son pouvoir et qui se défie de ses lieutenans, voilà les vrais préliminaires du traité de Teschen.

Mais c’est surtout à table qu’il faut écouter le roi de Prusse. En réunissant les pages dispersées çà et là dans les Mémoires du prince Charles, on composerait un chapitre intitulé : Propos de table de Frédéric le Grand. Il ne s’agit plus des soupers philosophiques de 1750, plus de Voltaire pétillant de sarcasmes, plus de Lamettrie scandalisant Voltaire, plus de ces licences impies que Frédéric lui-même était obligé de mettre en fuite en évoquant tout à coup l’image de la royauté : Silence, messieurs, voici le roi ! Aux dîners de la campagne de Bohême, c’est le roi qui parle, qui parle toujours, harcelant celui-ci, mordant celui-là, cherchant qui lui réponde, surpris et charmé si quelqu’un ose lui tenir tête. Il y a là de vieux généraux qui trouvent les séances bien longues et dont les paupières s’engourdissent. Réveillés un instant par une boutade du roi, ils jettent un mot à l’aventure, puis se rendorment. Le roi reprend la parole et ne s’arrête plus. Qui donc l’écoutera jusqu’au bout ? Le prince Charles.


« La table du roi m’était fort intéressante ; presque tous les autres convives la craignaient et se désolaient de sa longueur. Il y avait peu de mets, mais ce qu’il y avait était bon. Le roi buvait un vin de Grave léger, trempé de beaucoup d’eau, et il en buvait copieusement, surtout de l’eau. Une bouteille de vin de Champagne non mousseux se donnait à la fin du repas. Il en prenait un verre et rarement deux. Nous n’étions que sept ou huit à table. Il vidait toujours sa carafe d’eau, et lorsque la conversation s’animait, il s’en faisait donner une seconde. On était sûr alors qu’on resterait au moins encore une bonne demi-heure à table ; mais s’il y avait une discussion, ou, si j’ose l’appeler ainsi, une dispute, chose qu’il aimait beaucoup et qui lui arrivait si rarement avec d’autres, alors elle se prolongeait outre mesure au grand désespoir des convives. J’appris au commencement que le roi disait souvent : « Ma table est une république, chacun peut y dire ce qu’il veut. » Seulement on ajoutait : « Mais il n’y a que lui qui parle. » Le roi n’échangeait ordinairement que peu de mots avec le prince héréditaire de Brunswick, qui n’aimait guère à entrer en conversation, tandis qu’il badinait avec le prince Frédéric de Brunswick. Celui-ci répondait, riait et parlait volontiers ; mais ce n’était pas du fruit nouveau pour le roi. J’eus cet honneur-là, car je m’attachais à saisir chaque occasion pour le faire parler, soit de sa vie, soit de ses opinions militaires et politiques, et, si j’ose le dire, cela lui faisait grand plaisir. Je réserve pour la suite de parler des conversations mêmes du roi. »


Un des propos les plus singuliers de Frédéric le Grand pendant