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d’excellentes preuves pour attribuer à Frédéric l’initiative du grand attentat commis en 1772 ; les révélations du prince Charles viennent confirmer aujourd’hui ses arrêts et dissiper jusqu’au dernier doute. « Je bâtis mon plan là-dessus. » Est-ce clair ? Le plan est donc bien réellement l’œuvre personnelle de Frédéric malgré tout ce qu’ont pu dire les historiographes de Prusse ; Frédéric a été sincère dans ses confidences avec le prince Charles, tandis qu’il arrangeait l’histoire à sa guise dans ses lettres à Voltaire. Il a été sincère aussi, je n’en saurais douter, quand il a peint si plaisamment le double rôle de Marie-Thérèse, et là encore je suis frappé de voir une conformité singulière entre les paroles que nous transmet le commensal de Frédéric et le jugement formulé par M. de Saint-Priest. Qu’on relise ces savantes études sur le partage de la Pologne, qu’on examine attentivement le portrait de Marie-Thérèse, cette fine et vivante gravure où apparaît si bien le caractère complexe du personnage « mélange de dignité, de vertu et d’artifice ; » qu’on se rappelle la scène où l’impératrice, tourmentée par sa conscience, exprime avec une si vive angoisse sa crainte de la vengeance divine, puis ramenée sur le terrain des affaires par un mot de son interlocuteur, conclut en disant que l’Autriche tient sa part et saura la garder. « Marie-Thérèse est là tout entière, ajoutait M. de Saint-Priest. Le premier mouvement est d’une âme pieuse, morale, sensible, capable d’un remords ; le second appartient tout entier au génie tenace de sa maison. » Sous une autre forme, c’est le mot si vif, le mot si mordant de Frédéric au dîner de Jaegerndorf : Elle pleurait et prenait toujours.

Nous n’avons pas épuisé dans les Mémoires du prince de Hesse le chapitre des propos de table de Frédéric le Grand. Les autres, pour être d’un intérêt historique moins élevé, ont bien cependant leur valeur. N’est-ce pas un tableau inattendu par exemple que celui des rapports du roi avec le jeune maréchal sur le terrain des idées religieuses ? N’est-ce pas chose touchante de voir le disciple couronné de Voltaire, l’injurieux ennemi du christianisme, obligé de respecter la croyance loyale du prince, et le prince à son tour, le prince tant de fois blessé au cœur par les sarcasmes du vieux roi, s’attachant toujours de cœur et d’âme à ce roi si grand, si digne de plainte, si dépourvu d’amis, chez qui se rallumaient jusqu’à la dernière heure les flammes généreuses de la jeunesse ? Après une absence de quelques semaines, le prince Charles revient trouver le roi à Breslau. M. de Catt, le lecteur du roi, allait s’informer chaque jour de la part du maître si le prince n’arrivait point.


« Catt ne pouvait exprimer l’impatience que le roi avait de mon retour, disant qu’il donnerait alors de grands dîners. Le lendemain le roi me reçut d’une façon extrêmement gracieuse. Le grand dîner consistait en douze ou