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l’usurpateur aura laissé échapper. Je ne vis que grâce à ce Maure qui ne daigne plus me rien donner à titre de tribut, mais à titre de bienfait ; il éprouve une joie insultante à m’offrir comme à un esclave mes alimens de chaque jour. Le barbare, au sein de l’abondance, agite s’il me fera mourir ou seulement souffrir de la faim. Il est fier des larmes de mon peuple et retarde à son gré le moment de ma ruine ; il me vend des récoltes qui sont ma propriété, et détient le sol conquis au prix de mon sang… »

C’est qu’aussi le peuple de Rome était grand mangeur de pain ; c’est qu’aussi les empereurs sentaient que leur popularité, leur couronne, leur vie même, pouvaient tenir aux arrivages de froment, aux distributions gratuites, aux réjouissances de la populace dans le cirque. On ne s’inquiétait guère vraiment du peuple africain à satisfaire ; le peuple romain voulait jouir ; il lui fallait son pain et ses bêtes fauves. A l’Afrique de le nourrir et de l’amuser !

Ceux que les armes romaines ne domptaient point, ce n’est pas une telle politique qui les pouvait conquérir ; mais ceux même qu’elle avait domptés par les armes, Rome a-t-elle su ou voulu se les assimiler ? Comparez les vieux auteurs, confrontez les chroniques des époques vandale et byzantine avec celles de Salluste, Tacite, Ammien, et vous serez frappé de reconnaître dans les Maures de Procope et de Corippus les mêmes hommes, aussi sauvages, aussi avides d’indépendance que l’étaient jadis les guerriers de Jugurtha, de Tacfarinas et de Firmus : mœurs, langue, manière de combattre, rien n’est changé ; la transformation du caractère africain par la civilisation romaine après plus de quatre siècles de contact paraît nulle. L’œuvre colonisatrice au moins s’y est-elle faite sur une vaste échelle ? En Kabylie d’abord, elle ne dut guère trouver le champ libre, car la propriété semble s’y être fidèlement maintenue entre les mains des indigènes : les diverses grandes fermes dont parle Ammien dans son récit de la guerre de Firmus, il les cite comme appartenant à des Kabyles, et les colons romains ne pouvaient être fort répandus dans les vallées du Djurdjura, sauf les environs des chefs-lieux de commandement, quand nous voyons le comte Théodose n’y respecter aucun domaine et permettre à ses troupes de vivre sur les magasins et récoltes qu’elles rencontreraient, parce que c’étaient moissons ennemies. Mais dans le reste de l’Afrique, sur le territoire énorme que Rome possédait par droit de conquête, que fit-elle pour coloniser ? Pline ne compte qu’une vingtaine de colonies sur toute la surface qui comprend aujourd’hui le Maroc, l’Algérie et Tunis, et des observations du naturaliste il résulte clairement que la grande propriété fut le fait dominant du système colonisateur adopté par Rome en Afrique. Or avec