Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/917

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur le cœur d’Évangéline comme en hiver la neige tombe dans un nid désert d’où les oiseaux se sont envolés ? » Tout son poème d’Evangéline, essai peut-être risqué d’un système de versification malheureux, n’en est pas moins un bijou comparable à l’Hermann et Dorothée de Goethe. Dans Hiawatha, son inspiration, d’ordinaire mélancolique et tendre, s’élève sans effort à la grandeur épique. Dans la Légende Dorée, il s’est inspiré du symbolisme philosophique de la poésie allemande. Ses odes enfin volent de bouche en bouche, et disputent au larmoyant Tennyson les intimes faveurs des lectrices anglaises. J’ai vu des Américains qui reprochent à sa muse trop de rêverie sentimentale, et préfèrent au tendre Longfellow le lyrique et fougueux Bryant. Génie de seconde ligne, je le veux bien, demi-dieu des régions fleuries de l’olympe poétique, inférieur peut-être aux grands dieux qui trônent sur les sommets parmi les nuées et les tempêtes, mais homme excellent et plein de charme, sa conversation est simple, sans bruit, sans apprêts, revenant de préférence aux sujets littéraires, mais toujours prête à toucher à tout. Il interroge plus qu’il ne tranche, et paraît prendre au mouvement intellectuel de l’Europe, à celui de Paris surtout, un intérêt admiratif et passionné. C’est le sentiment que je rencontre chez la plupart des Américains distingués qui ont goûté de l’Europe. Ceux-là ne nous dédaignent pas, n’ont pas pour eux-mêmes cette naïve et arrogante adoration dont je me plains quelquefois : bien au contraire, ils ont pour l’Européen, pour ses idées, pour ses manières, pour ses traditions, un culte respectueux et exagéré. Ils regardent Paris surtout comme le foyer de toute intelligence, l’école de toute délicatesse, le séjour d’un monde cultivé et supérieur que les peuples parvenus doivent prendre pour modèle. Hélas ! nous ne sommes plus trop dignes de cette espèce de fascination que nous exerçons encore, sur tout ce qui pense et qui écrit…

On annonce aujourd’hui une victoire du général Thomas dans le Tennessee : hier c’était une défaite partielle de Sherman, puis des mesures violentes prises en Géorgie par le gouverneur Brown pour l’enrôlement forcé. Le gouverneur répond à l’invasion par une vraie proclamation de salut public : il appelle aux armes sans exception tous les hommes de quinze à soixante ans ; ceux qui ont des motifs d’excuse en perdent le bénéfice, s’ils ne les déclarent pas sur-le-champ ; quiconque essaiera d’échapper au service sera envoyé immédiatement to the front ; si un chemin de fer refuse de transporter un soldat, ses directeurs seront saisis et expédiés à l’armée. Cependant le World, peu suspect de calomnier les rebelles, fait un tableau détaillé et lamentable des souffrances hideuses, de la vie de pourceaux dans un cloaque, des cruautés gratuites qu’ils infligent