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avec un culte qui montre l’estime qu’ils font de ces choses. Parmi leurs peintres indigènes, ils comptent un certain Stewart, portraituriste brillant et coloré du dernier siècle, et un certain Copley, sérieux, correct, un peu maigre, mais assez puissant organisateur de scènes et de costumes, qui appartiennent légitimement à cette bonne et solide lignée de l’école anglaise qui n’a laissé aucun descendant dans la foule des vernisseurs qu’on admire aujourd’hui à Londres.

Enfin M. Winthrop m’a présenté à M. Ticknor, une des gloires de Boston, gloire littéraire plus que politique. Tout chez lui rappelle ces intérieurs de maisons anglaises spacieux, comfortables, arrangés avec un luxe simple et sévère. Lui-même est un vieillard encore vigoureux, soigné dans sa mise, teignant sa barbe à la mode anglaise, et semblable trait pour trait à un homme politique anglais : figure intéressante et extrêmement distinguée, quoique peut-être moins sympathique que celle de M. Winthrop. Ils appartiennent l’un et l’autre, M. Ticknor surtout, au parti qu’on appelle ici copperhead. Partisans de l’esclavage dans le pays de l’abolition, un peu aristocrates l’un et l’autre dans le pays le plus égalitaire qu’il y ait au monde, prédisant, lorsqu’ils s’abandonnent, la ruine des institutions libérales et le démembrement de la république, ce sont des noyés politiques mal résignés à leur sort. M. Ticknor surtout, avec une obstination d’ailleurs bien permise à ses soixante-treize ans, a résisté toujours au mouvement qui régénère aujourd’hui l’Amérique. Je vois en lui l’homme du passé, que rien n’a pu plier ni adoucir, et qui, pour imposer à son langage la contrainte qu’exige l’aveuglement du siècle, n’en demeure pas moins au fond du cœur l’ami convaincu de l’esclavage. Réservé par nature, dédaigneux par instinct et contenu par nécessité, il ne parle pas volontiers des affaires de son pays. Un mot méprisant à l’adresse des puissans du jour, un aveu que les institutions américaines avaient dégénéré, un silence découragé plus expressif que beaucoup de paroles, sont tout ce que j’ai pu tirer de lui sur l’Amérique. Son salon, où se rassemble d’ailleurs une société très littéraire est un foyer d’esclavagisme où l’étranger désireux de ne blesser personne ne respire pas très librement. J’y ai fait la connaissance d’un certain M. H… que tout le monde me désigne comme un des coryphées du parti, qui, tout en se disant plus opposé que personne à l’esclavage, en fait la théorie entière, à laquelle il ne manque que la conclusion. Il est remarquable de voir combien ceux qui professent ces tristes opinions rougissent, malgré eux, de les avouer. Quand une idée exerce un tel empire, c’est qu’on sent qu’elle a la force pour elle, et qu’il serait aussi inutile de la combattre que de faire voile contre le vent.