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devait s’acheminer le triste cortège. Les troupes étaient sur pied, les canons chargés au détour des rues. Les prisonniers traversèrent lentement la ville au milieu d’une foule sourdement irritée, et s’embarquèrent à bord du vaisseau qui les ramenait à la servitude. Cette journée est fraîche encore dans la mémoire des Bostoniens. Cette odieuse loi des esclaves fugitifs, qui a eu tant de part dans la guerre civile, sera toujours pour eux un souvenir humiliant et détesté.

Le sud, en ce temps-là, était maître du gouvernement. Il trônait à la Maison-Blanche avec les présidens Polk, Pierce, Buchanan, régnait dans le sénat avec Calhoun, dans la chambre des représentans par une majorité factice due à l’esclavage, siégeait enfin à la cour suprême dans la personne de ce chief-justice Taney, l’auteur de cet infâme arrêt Dredd-Scott, qui étendait l’esclavage dans les états qu’en avaient garantis les lois mêmes du congrès. Alors, si les gens du nord osaient médire de l’esclavage, s’ils protestaient contre l’inique privilège qui en faisait un pouvoir politique[1], s’ils essayaient d’en préserver les territoires, si enfin ils voulaient protéger contre les chasseurs d’hommes les noirs devenus leurs concitoyens[2], le sud n’avait pas pour eux assez de reproches et d’insultes : c’étaient des factieux, des fanatiques, des ennemis de l’Union. Plus il sentait l’opinion lui échapper, plus il aggravait la législation barbare qui protégeait l’esclavage. Quand une fois les fugitifs s’étaient établis dans le nord, leur poursuite, leur extradition devenaient difficiles. Les juges, souvent incertains de leur identité, aimaient mieux, dans le doute, absoudre un coupable que de s’exposer à condamner un innocent. Les gens du sud, irrités de ce qu’ils appelaient un déni de justice, firent enfin voter par le congrès une loi qui retirait aux tribunaux ordinaires le jugement des esclaves fugitifs, et le donnait à des commissions spéciales composées

  1. La représentation des états du sud dans le congrès était fondée, non sur le nombre des électeurs, ni sur le chiffre de la population blanche, mais sur le chiffre total des habitans blancs ou noirs, les esclaves étant comptés pour trois cinquièmes seulement de leur nombre véritable. De cette manière, la population blanche, seule admise aux droits de citoyen, trouvait dans l’esclavage un surcroît de pouvoir politique. — Cette inégalité choquante est mise en question aujourd’hui dans la reconstruction des états du sud. Les démocrates et un certain nombre de républicains sont d’avis, avec le président Johnson lui-même, qu’il faut laisser subsister, au moins temporairement, la coutume établie. Les radicaux au contraire pensent, non sans raison, que ce privilège faisait partie du système de l’esclavage, et que les noirs ne doivent plus être comptés dans la représentation des états du sud jusqu’au jour où ils auront obtenu le droit de suffrage aux mêmes conditions que les blancs.
  2. Dans l’état de New-York, les hommes de couleur ont le droit de suffrage lorsqu’ils ont un revenu de 250 dollars en biens immobiliers. Dans l’état du Massachusetts, ils jouissent du droit commun, c’est-à-dire que le cens électoral ne s’élève pour eux, comme pour les autres citoyens, qu’à 1 dollar 1/2 d’impôts annuels.