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par des ordres dans un langage hautain et déplacé. Mais cet égoïsme inintelligent n’a rien de surprenant de la part de ces peuples simples et barbares, pour qui le monde ne se composait que de deux nations, les Turks, leurs amis et leurs protecteurs, et les Russes, race de mécréans détestés, — et pour qui tout le reste n’était qu’un ramas de ghiaours dont l’existence leur était inconnue ou indifférente.

Ce sentiment de répulsion éclata dans un fait qui se passa pendant que nous combattions sous les murs de Sébastopol. Un navire français avait abordé chez les Schapsougs pour acheter des bestiaux. Pendant que les montagnards s’étaient retirés pour aller soigner leurs bœufs, les hommes de l’équipage se donnèrent le passe-temps de prendre des grenouilles au filet et les firent cuire pour leur repas. A leur retour, les montagnards, voyant ces apprêts culinaires, témoignèrent leur dégoût pour un aliment interdit par le Coran et considéré comme immonde. — Jusqu’à présent, dirent-ils à leurs visiteurs, nous avons repoussé les Russes parce qu’ils mangent de la chair de porc ; maintenant il nous faut nous joindre à eux pour vous exterminer tous jusqu’au dernier[1].

Nous avons passé en revue les principales causes qui amenèrent la fâcheuse situation où se trouvaient les Tcherkesses au moment de la guerre. Tout semblait conspirer contre eux, tout semblait accélérer leur perte, — et leurs propres dissensions, et l’intervention inopportune de leurs prétendus amis, et la violence menaçante de leurs adversaires, et l’abandon où les laissait à l’heure du danger une puissance jadis bienveillante, devenue sourde à leurs cris de détresse ; mais avant de les voir aux prises avec les Russes il faut examiner une question de droit international qui a eu sur cette lutte une influence décisive plus funeste peut-être que les circonstances diverses qu’on vient d’exposer.


II

Cette question, qui a eu dans le temps un très grand retentissement en Angleterre et de là dans toute l’Europe, a trait à la mise en état de blocus, par la Russie, de la côte orientale de la Mer-Noire, et à l’établissement d’une croisière permanente dans les eaux qui baignent cette côte. Le motif mis en avant était d’entraver le commerce de femmes et de jeunes esclaves que les Turks faisaient depuis un temps immémorial avec les Tcherkesses, et d’empêcher ces derniers de recevoir de la contrebande de guerre. Cette

  1. Statement of the Circassian deputies in reference to the Crimean war.