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les fois que la Porte essayait de leur dicter ses volontés, « nous et nos ancêtres, disaient-ils fièrement, nous n’avons jamais appartenu au sultan, jamais nous n’avons fait acte de soumission envers lui, fourni un seul homme à ses armées, un écu à son trésor ; nous ne voulons relever de personnelle sultan n’est point notre maître, et c’est pour cela qu’il ne peut nous céder à la Russie. » Une anecdote rapportée par M. de Fadeief met en relief cette disposition des esprits de la nation tcherkesse. A l’époque où le général Raïevskii commandait la ligne du littoral de la Mer-Noire, il fondit tout à coup sur le territoire des Schapsougs. Une députation des anciens de la tribu vint s’enquérir du motif de cette agression inattendue. « C’est tout simple, répondit Raïevskii, le sultan vous a donnés en cadeau (pesh-kesch) au tsar russe. — Vraiment ! repartit d’un ton de surprise l’un des députés ; maintenant je commence à comprendre. » Et lui montrant du doigt un oiseau perché sur une des branches d’un arbre voisin : « Général, ajouta-t-il, voyez-vous cet oiseau ? Eh bien ! je vous le donne, allez le prendre. » Cet apologue naïf, mais très significatif, termina la conversation, et les hostilités recommencèrent.

Il y aurait plus de raison peut-être de rattacher l’origine des droits de la Russie à ceux que possédaient les khans de la Grimée, dont elle est l’héritière. Toutefois cet argument a été omis par M. le baron Brunnov, et jamais il n’a été invoqué, que je sache, par la chancellerie du comte Nesselrode ou du prince Gortchakof. Il est incontestable cependant que les souverains tartares de la péninsule prenaient, entre autres titres, celui de khan de Circassie, et que la Porte leur reconnaissait officiellement ce titre[1]. Dans cette hypothèse, la Russie aurait acheté argent comptant ce qui lui appartenait déjà, et l’article 4 du traité d’Andrinople constituerait pour elle un mécompte diplomatique, ou, en termes vulgaires, un marché de dupe. Mais sous cette question de la légalité du blocus et de l’occupation de la côte tcherkesse, traitée comme une thèse de droit commercial, se cachait une autre question d’une importance politique bien supérieure, réelle, quoique sous-entendue : le maintien ou l’anéantissement de la domination russe au Caucase et par suite dans la Mer-Noire. Le littoral laissé libre sur une étendue de 300 verstes et au pouvoir de populations hostiles prêtes à tendre la main à tous les ennemis de la Russie livrait à l’invasion toute la région caucasienne en y comprenant la Géorgie et l’Arménie. C’était

  1. C’est ce que l’on voit dans une lettre du sultan Ahmed III au roi de Suède Charles XII : « Nous avons donné au très honorable et vaillant Devlet-Gheraï, khan de Budziac, de Crimée, de Nagaï et de Circassie, nos ordres salutaires pour votre retour par la Pologne. « Voltaire, Histoire de Charles XII, livre VI.