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de cire assise en face de moi, si brune, qu’elle m’a fait avec ses yeux fauves l’effet d’une panthère noire !

Ce cruel bon mot de la panthère noire a fait fortune ; un grain de médisance réussit toujours au dessert. On fut à table près de deux heures, et les conviés paraissaient enchantés d’eux-mêmes et des autres. Il m’a été pénible de voir Mlle Trégoref prendre part à cet échange de paroles vulgaires avec un entrain, avec une vivacité surprenante. Serait-ce donc là l’élément qui lui convient, le milieu où elle se complaît ? Parfois cependant il lui arrive de parler fort sagement de littérature et de musique, elle n’est point indifférente non plus aux beautés de la nature ; mais il paraît que ce côté des choses ne se présente point de lui-même à son esprit, et qu’elle se contente de l’accepter quand on le lui offre, faute de mieux et sans s’y attacher beaucoup. Pendant le repas, étant assis auprès d’elle, je me suis hasardé à lui témoigner la surprise que me causait cette prodigieuse dépense de paroles prononcées en pure perte, sans qu’il en sortit rien que des redites et quelques attaques contre le prochain. Elle m’a répondu gaîment que l’on ne se réunissait pas à la campagne pour dire des choses sérieuses, mais pour s’amuser.

— Vous appelez donc cela s’amuser ? lui demandai-je de l’air du monde le plus ennuyé et sans doute aussi le plus piteux, car elle est partie d’un grand éclat de rire. Alors, bien persuadé que je lui paraissais ridicule comme au reste de l’assemblée, je dus me résigner à me taire et à écouter. Il se débitait d’ailleurs autour de nous des choses assez instructives. La question des fruits ayant été mise sur le tapis, ainsi que celle des fleurs, j’appris que l’on portait à douze cents le nombre des poires cultivées à Jersey dans l’établissement connu sous le nom de Clarendon-Nursery, et que l’on évaluait à plus de mille celui des roses obtenues sur les terrains schisteux et argileux des environs d’Angers. Il s’ensuivit une discussion générale sur les qualités du chaumontel des îles de la Manche et sur l’éclat extraordinaire du géant-des-batailles. La dissertation durait encore lorsque l’on passa dans le salon pour prendre le café. Il faisait tout à fait nuit ; les bougies allumées répandaient une chaleur si intense que les deux fenêtres ouvertes suffisaient à peine à rafraîchir l’appartement. Le cousin Legoyen allait d’un convive à l’autre, offrant des liqueurs et s’essuyant le front. Il vint à moi avec un sourire.

— Allons, Albert, un verre de ce vieux rhum qui me vient directement de la Jamaïque ; cela te déliera la langue : tu ne dis rien ce soir.

— Merci, merci, je ne bois jamais de liqueurs, lui répondis-je, et je m’approchai d’une fenêtre. La lune brillait, projetant sur le