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qui préférait la solitude au commerce de ses voisins ; mais Emma paraissait tenir beaucoup à cette excursion, et je prévis que mon observation mettrait trop en relief cette sauvagerie qui m’avait valu déjà plus d’un reproche. — Moi, répliquai-je, je veux tout ce que vous voudrez… Allons, dès demain, relancer le Rogariou dans son antre !

— Demain, la chose est impossible, interrompit Mme Legoyen ; tu sais bien, Emma, que mon mari doit aller à Nantes : il faudra que Jean le conduise en voiture jusqu’à Ancenis.

— Eh bien ! reprit Emma, nous n’irons qu’après le déjeuner ; les chevaux auront eu le temps de se reposer. Il n’y a pas plus d’une lieue d’ici à La Marsaulaie.

Mme Legoyen semblait contrariée de la fantaisie que sa sœur venait de manifester ; mais celle-ci se montrait résolue comme un enfant gâté. Les succès de la journée lui avaient monté la tête ; il lui fallait pour le lendemain une distraction qui la consolât de n’avoir plus l’occasion d’être parée et de briller.

Le lendemain, après le déjeuner, Jean eut ordre d’atteler la calèche. — Où allons-nous ? demanda-t-il en montant sur son siège.

— A La Marsaulaie, répondit Emma, Jean resta immobile, le fouet haut, le pouce sur les rênes. — A La Marsaulaie !… chez ce monsieur à la grande barbe ; mais les chemins sont impraticables.

— Conduisez-nous le plus près que vous pourrez de l’entrée du parc, nous continuerons notre route à pied.

— A pied ! s’écria Jean en fouettant ses chevaux, à pied ! A quoi servirait donc d’avoir des voitures et un cocher ?… Nous arriverons jusqu’à la porte du parc, mademoiselle, et s’il y a où faire passer une charrette à bœufs, la calèche y passera aussi… Mais que peut-on aller voir à La Marsaulaie ?…

Quand nous eûmes fait une centaine de pas sur la grand’route, Mme Legoyen prit un air grave et dit à sa sœur : — Est-ce que vraiment tu veux que nous allions à La Marsaulaie ?

— Oui, certes, je le veux.

— Mais sous quel prétexte entrerons-nous chez ce monsieur ?

— Sous le prétexte de faire connaissance avec lui : il en vaut bien la peine ! Et puis nous dirons que nous aimons les antiquités… que sais-je ? Une fois entrés dans la place, nous saurons bien nous y maintenir assez longtemps pour voir ce qu’elle renferme de curieux.

— Ah ! Emma, dit Mme Legoyen, je t’y prends ; peu t’importent M. de Rogariou et l’architecture de son château : tu brûles de savoir ce qu’est cet être mystérieux que l’on dit habiter le vieux manoir en compagnie du châtelain, cette petite personne au teint