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cents complimens de bonne année. Les femmes trônent en reines, couvertes comme des reliques de tous les joyaux de leur écrin. Et nul n’est dispensé de venir plier le genou devant elles : le grand-père infirme se fait traîner jusque chez sa petite-fille ; le père de famille va boire à la ronde les innombrables verres de vin de la bonne année, tandis qu’un millier d’étrangers viennent s’asseoir en procession à son foyer. Vous voyez que le jour de l’an n’est pas, comme chez nous, et comme en Angleterre le jour de Noël, une fête de famille ; c’est le thanksgiving day qui occupe cette place dans la vie américaine. Le jour de l’an est au contraire celui où l’on entasse toutes les politesses qu’on n’aura pas le temps ni la patience de faire durant l’année. Il appartenait bien à ces Américains utilitaires de dévouer ainsi une journée aux obligations du monde, et d’en faire une tâche sérieuse, un devoir impérieux et formel, afin de pouvoir vaquer le reste du temps à leurs affaires et à leurs plaisirs.

Pour moi, nouveau dans la société de New-York, j’en serai quitte pour environ vingt-cinq visites et vingt-cinq verres de sherry, que je trouverai moyen, bien entendu, d’escamoter adroitement. Celui qui a dit des Américains qu’ils étaient sobres ne les a vus qu’à la surface. S’ils boivent tant d’eau glacée dans les chemins de fer, c’est faute de mieux, et parce que le whiskey, les bitters, les punchs, les cocktails et drinks de toute nature ont allumé en eux un feu insatiable et inextinguible. Tous leurs grands et petits hommes, depuis Webster jusqu’à Douglas, ont besoin de cet ingrédient pour entretenir en eux la combustion vitale. Le général Grant, avant sa fortune, était connu dans l’Illinois pour un buveur émérite. Douglas, le petit géant de l’ouest, ne débuvait jamais. Les hommes de l’ouest en sont venus à ce point de solidité virile que les liqueurs, comme à Mithridate les poisons, ne leur font plus aucun mal, et que leur intelligence n’emprunte à l’élément alcoolique que sa violence, sans se laisser d’ailleurs ni ébranler ni obscurcir. Cette faculté, comme toutes nos facultés morales ou physiques, grandit avec l’usage, si bien que tel homme qui buvait modestement dans sa jeunesse se distingue dans son âge mûr, et peut espérer atteindre dans sa vieillesse au plus glorieux point de l’ivrognerie. M. Webster, qui d’ailleurs paraît avoir eu toute sorte de vices, a eu deux périodes dans son existence, marquées l’une par l’usage du vin, l’autre par celui de l’eau-de-vie. On dit : M. Webster avant qu’il eût perdu le goût du vin, comme on dit : Raphaël avant la Fornarine, et ceux même qui vénèrent sa mémoire ne croient pas la souiller en avouant ces petites faiblesses.

On dit aussi, — ce n’est pas moi qui parle, — que beaucoup de femmes ont un goût décidé pour la boisson économique de l’avenir, et qu’en liberté elles délaissent les vins fins de France ou d’Espagne