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nouvelles. Le soir je marchais encore, et je commençais à trouver fastidieuse cette course au clocher de douze heures. J’ai cependant pu distinguer les deux sociétés très diverses qui se partagent le monde de New-York. L’une, assez restreinte et parfois un peu fière a des allures dignes, sérieuses et légèrement surannées : c’est celle des anciens knickerbockers, descendans de la vieille bourgeoisie hollandaise, accrue des vieilles familles anglaises établies dans le pays ayant la révolution de l’indépendance et d’un certain nombre de familles récentes, mais à qui de vastes possessions ou de grandes richesses solidement assises tiennent lieu d’ancienneté. Cette espèce d’aristocratie territoriale possède encore, surtout dans la contre qui avoisine les rives de l’Hudson, de vieux manoirs, de grandes habitations de campagne et des terres presque princières dont le nombre va diminuant tous les jours. Elle vit à New-York dans de vastes hôtels à la mode anglaise, ornés avec un luxe sévère et garnis presque tous d’une galerie de tableaux, bons ou mauvais, comme dans les palais italiens. Elle a gardé un certain orgueil de race. Un jour, chez une dame de mes amies, un Anglais de bonne compagnie s’étant avisé de me dire, non sans quelque dédain « Vous savez qu’en Amérique on n’a pas d’ancêtres, » tout le monde cria haro sur l’impertinent. « Pas d’ancêtres ! dites-vous ; nous en avons autant que vous-mêmes. » Et ce n’était pas, je vous assure, fierté plébéienne offensée. Les mêmes gens faisaient la moue en me parlant d’un parvenu célèbre que pourtant ils recevaient chez eux.

L’autre société, bien plus nombreuse et souvent mêlée à l’autre est celle des financiers et des gens d’affaires. On voit souvent chez eux un luxe de mauvais aloi. Tout en aimant les choses solides ils ont du goût pour tout ce qui brille. Une dame *** s’obstine à m’appeler le comte malgré l’exhibition de ma carte très bourgeoise. Dans une maison historiée de Fifth-Avenue, Mme X…, une Écossaise d’assez basse extraction, femme d’un certain propriétaire et rédacteur en chef d’un des grands journaux de New-York, qui une des puissances politiques et financières du pays trônait chamarrée au fond d’un appartement somptueux, avec de brillantes corbeilles de fleurs à sa droite, un buffet surchargé de cristaux, de vermeil et de plats truffés à sa gauche. La profusion des vins et des viandes, l’accumulation des dorures et des corniches, les peinturlures criardes, toute la décoration lourde, gauche et parvenue de ses salons était d’accord avec l’extérieur fastueux de cette personne étrange, aux yeux hardis, à la parole intarissable et vulgaire, aux bras et au cou enchaînés de pierreries. Cependant il y défilait une procession d’hommes politiques et de chefs militaires qui venaient rendre leurs hommages intéressés au démon directeur