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ressemble jamais qu’à du clinquant mis sur du plomb vil et pesant. Cet homme qui fait bonne figure aperçu de loin dans sa loge à l’opéra ou dans sa voiture au parc, tenant en main le fouet de sa profession primitive et les rênes de quatre chevaux fringans, ne sera, quand vous le verrez de près, qu’un rustre indécrottable, à peine descendu du siège de l’omnibus où il a commencé sa fortune. Vous le rencontrez, vous le saluez poliment, et bientôt vous vous détournez, las de dépenser la politesse même la plus économe sur cette terre brute et ingrate. Regardez un peu ses vêtemens, et vous le jugerez tout de suite : il est habillé grossièrement et se tient lourdement, comme un manœuvre, car le costume est une partie des manières, et la tournure, le langage se conforment toujours à la nature. Cet homme est M. Y…, qui a fait sa fortune dans les spéculations les plus véreuses, et qui semble lié de grande amitié avec de parfaits gentlemen aux façons prévenantes et gracieuses. Y… semble infatué de lui-même, et bien que des scrupuleux, qu’on regarde ici comme des dédaigneux surannés, refusent de le connaître, sa prétention est acceptée du grand nombre. Et voyez le préjugé (car la société américaine n’en est pas plus exempte qu’une autre), M. Z…, qui est un galant homme et un homme du monde, se voit opposer tous les jours son ancienne profession d’aubergiste. Celui-ci, s’étant enrichi dans les tripots, a conquis ses titres de noblesse, et, tout manant qu’il est demeuré, entre de plain-pied dans l’aristocratie des spéculateurs. Quel dommage qu’on ne fasse pas de barons en Amérique !


4 janvier.

Hier soir, à un bal somptueux où nous nous sentions un peu étrangers l’un et l’autre, mon ami M. *** m’entretenait de son prochain départ pour la Chine aussi froidement que s’il se fût agi d’aller de New-York à Philadelphie ou à Boston. Il y a dix ans, M. ***, qui appartient à une famille opulente et distinguée de la ville, fut envoyé, tout jeune encore, représenter à Hong-Kong une maison de commerce importante ; il venait l’année dernière, en congé de six mois, renouer connaissance avec son pays oublié et revoir les visages nouveaux de sa famille et de ses amis. Il retourne maintenant à son poste et ne sait pas trop s’il en reviendra jamais. Il y a peu de familles à New-York qui n’aient quelqu’un de leurs membres, je ne dis pas errant en voyageur dans quelque lointaine partie du monde, mais transplanté à demeure aux antipodes et devenu presque étranger à son pays. Ces épreuves s’acceptent avec une sagesse et un sang-froid incroyables. Vous savez l’histoire de ce père américain dont le fils, arrivant d’Australie, frappa inopinément à sa porte : il le reçut poliment, s’informa de sa santé,