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eût enseigné la perspective, que l’éducation de l’œil et les tâtonnemens de la pratique eussent introduit l’usage de l’huile et la dégradation du coloris. C’est pourquoi dans le nouveau stade qui s’ouvre la sœur aînée dépasse et instruit la sœur cadette. Vers 1400, Ghiberti, Donatello, Jacopo della Quercia, sont adultes, et les œuvres qu’ils mettent au jour pendant les vingt années suivantes sont si vivantes ou si pures, si expressives ou si grandes, que l’art ne s’élèvera pas au-delà. Tous sont orfèvres et sortent d’une boutique : leur maître Brunelleschi a lui-même commencé par là ; c’est dans cette boutique que se forme la génération des nouveaux peintres. Paolo Uccello y a travaillé sous Ghiberti ; Mazzolino y a gagné la réputation d’habile polisseur, excellent pour figurer les plis des vêtemens. Pollaiolo, élève du beau-père de Ghiberti, puis de Ghiberti lui-même, a fait dans les portes du Baptistère une caille à laquelle « il ne manque que le vol. » Dello, Verocchio, Ghirlandaio, Botticelli, Francia, plus tard Andréa del Sarto et tous ces sculpteurs qui débutent par l’orfèvrerie, je veux dire Luca della Robbia, Cellini, Bandinelli, combien en nommerais-je ? Ceux qui n’ont point limé le bronze ont néanmoins subi l’ascendant des faiseurs de bronze ; Masaccio est l’ami de Donatello et a étudié sous Brunelleschi ; Léonard de Vinci, dans l’atelier de Verocchio, a modelé, puis drapé de linges mouillés des figurines de terre glaise pour les dessiner et en imiter le relief. Par cette pratique et cette éducation, les mains, palpant la forme, ont contracté le sentiment de la substance solide ; elles l’importent dans la peinture. Désormais le peintre sent qu’une image plate n’est pas un corps. Il faut que la figure ait un dedans comme un dehors, que derrière l’apparence extérieure et la couleur superficielle le spectateur sente une profondeur et une plénitude, des chairs et des os, des seconds plans et des lointains, l’assiette ferme et les distances vraies, les proportions exactes des choses. Il tire ses lignes, calcule sa perspective, déshabille les corps, les soulève, les dissèque, et, muni enfin de tous les procédés grâce auxquels la superficie colorée peut donner à l’œil la sensation de la substance vivante, il pose l’art sur sa base définitive, l’imitation exacte et complète de la nature telle qu’on la voit et telle qu’elle est.

C’est que la nature, telle qu’on la voit et telle qu’elle est, intéresse désormais les hommes. Détachés du monde céleste et ramenés au monde naturel, ils veulent contempler non plus des idées ou des symboles, mais des êtres et des personnes. Pour eux, les choses réelles ne sont plus un simple signe à travers lequel s’élance la pensée mystique ; elles ont un prix et une beauté propres, et le regard arrêté sur elles ne songe plus à les quitter pour se porter au-delà. Ainsi relevées et ennoblies, elles méritent d’être représentées sans lacunes ; leurs proportions et leurs formes, les moindres détails