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et transférés sur les lignes les plus avancées. Défalcation faite des montagnards émigrés ou morts pendant la guerre, il fut constaté que ceux qui avaient consenti à rester n’étaient pas même assez nombreux pour couvrir toute la surface du territoire réservé aux colons indigènes. Il n’existait donc aucune raison pour rejeter les Tcherkesses au dehors sur le territoire ottoman, comme il n’y en avait aucune pour les retenir de force au Caucase. L’emploi de la contrainte aurait été un acte aussi impolitique que dangereux ; prétendre assujettir à la fois et le pays et ses habitans, c’eût été provoquer une résistance doublement opiniâtre, prolonger la lutte et l’effusion du sang. Il n’y avait pas lieu d’ailleurs de garder dans les limites de l’empire des populations dont l’antipathie était manifeste, et rien ne fut mis en œuvre soit pour favoriser, soit pour contrarier leur volonté de s’éloigner.

La première émigration, celle qui eut lieu en 1859, et qui fut déterminée par la chute de Schamyl, comptait dans ses rangs, comme je l’ai dit plus haut, les Nogaïs des environs de Piatigorsk et quelques tribus musulmanes pacifiées. Ce départ prouva que ces tribus n’avaient rien perdu de leurs dispositions hostiles, qu’elles n’avaient supporté jusque-là le joug des Russes que dans l’attente d’une prochaine délivrance. Lorsqu’elles virent cet espoir s’évanouir, elles se décidèrent à quitter leur pays souillé par la présence des infidèles. Ceux qui émigrèrent dans ces premiers temps furent, outre les Nogaïs, une grande partie des Abazes, vivant dans la plaine ondulée qui s’étend entre le Kouban et l’Ouroup. Sur leurs traces marchèrent, en 1861, les Beslesneï et quelques petits clans qui les touchaient de près par le voisinage ou le mélange du sang. L’année suivante, le mouvement s’arrêta ; les montagnards remportèrent quelques avantages partiels, et leur courage se ranima. En 1863, la chance ayant tourné contre eux et sous le coup de défaites réitérées et définitives, ils recommencèrent à émigrer, mais cette fois par masses énormes et avec un emportement tellement irrésistible et désordonné que toutes les prévisions furent dépassées et que les deux gouvernemens russe et ottoman se trouvèrent impuissans à contenir et à diriger ce torrent débordé. Ce fut cet ébranlement subit de tout un peuple qui occasionna le désastre dont il a été victime, désastre épouvantable dont chacun cherche aujourd’hui à se disculper, et où tous ont encouru et auront devant la postérité leur part de responsabilité.

Yers la fin de 1863, la majeure partie de la tribu des Abadzekhs, retirée sur les hautes cimes du Caucase, s’y soutenait encore, épuisée par deux hivers passés dans ces âpres solitudes, au milieu des glaces et des neiges, cernée de tous côtés, par derrière, à droite et à gauche, par un réseau de baïonnettes, en face par la mer.