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arrière, Mme Lincoln, flanquée de deux graves personnages en habit noir, saluait assidûment la file de visiteurs qui passait devant elle, le tout au bruit d’une musique militaire qui assourdissait les oreilles de ses roulemens tumultueux. Et ce n’était là, remarquez-le bien, qu’une des réceptions ordinaires et presque intimes qui ont lieu tous les mois. Les jours de grand lever du président, le peuple entier de la ville assiège les antichambres ; les chemins de fer apportent des flots de visiteurs étrangers. L’enthousiasme est tel qu’au bout de quelques heures, quand le corps diplomatique en habit brodé, les membres du congrès et leurs femmes, quand tout le beau monde et toutes les toilettes ont passé, on ouvre à deux battans les portes, la présidente se retire, les dames prennent la fuite, et le malheureux élu de la nation reste seul à soutenir l’assaut de la mêlée. Bien lui prend d’avoir été laboureur et bûcheron, et d’avoir des mains robustes qui ne craignent pas ce terrible exercice[1].

J’ajoute quelques figures nouvelles à ma galerie. L’une est celle de M. ***, curieuse surtout comme échantillon de cette race de grands planteurs qu’on appelle les « gentilshommes virginiens. » C’est une sorte de demi-paysan, demi-procureur, le type parfait du gentillâtre campagnard finaud, intéressé, dans la peau d’un homme d’état encore plus intrigant qu’influent. L’autre est celle

  1. En novembre dernier, un comité de notables de New-York offrit au général Grant une immense réception ou lever pour lui présenter le peuple de New-York. J’emprunte au New-York Times la scène suivante, qui donne bien l’idée de la politesse démocratique et de ses fêtes officielles : « En face d’une corbeille de fleurs se tenait le général Grant, avec tout le comité autour de lui, comme des abeilles autour d’un morceau de sucre ; à côté et à sa droite se tenaient Mme Grant et d’autres dames… ; en face, la multitude, criant, se démenant, s’étouffant, ennuyée, grognant, rendue de chaleur et de fatigue, — la cohue bousculée, rudoyée, tirée et poussée de droite et de gauche par les infortunés membres du comité. A chaque couple qui s’approchait, un petit homme demandait son nom : presque toujours il l’entendait de travers et annonçait au général toute sorte de noms bizarres aussi amusans pour les personnes présentées qu’inintelligibles pour le général… Tout homme et toute femme voulaient absolument serrer la main du général, de telle façon qu’avant la fin de la cérémonie elle était tout enflée et déformée. Des gens pieux et respectueux faisaient en passant de petites prières pour lui, et d’autres jugeaient l’occasion bonne de lui adresser de jolis petits discours : « Je suis bien heureux de vous voir, général. Dieu vous bénisse et vous conserve ! — Général, c’est mon fils aîné, William Mason. — Willie, dis au général la petite prière que tu fais pour lui tous les soirs (Willie va obéir, mais les membres du comité l’entraînent brusquement). — Je savais bien que vous seriez vainqueur, général… Puis-je vous embrasser, général ? (Le général s’excuse). — Vous vous souvenez bien de moi, général ? L’an dernier, à West-Point ! — Beaucoup de monde, n’est-ce pas, général ? C’est bien juste, général, c’est bien juste ! — Bonjour, mon vieux camarade ! Causons un peu de Chattanooga. — J’avais un frère dans le 29e ; est-ce que vous le connaissiez ? » Ces propos et bien d’autres encore furent tenus au général, qui laissa gravement et patiemment pomper sa main de haut et de bas (pump his hand up and down) à la merci de l’impitoyable populace. »