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ramener à des lois. L’individu, étant presque à lui seul un petit monde, surtout quand il est grand, prend une place et joue un rôle qu’aucun individu n’occupe dans la nature extérieure. En un mot, l’accidentel, qu’Aristote rejetait de la science, est bien près d’en devenir au contraire ici le principal objet ; mais pour quelle raison ? C’est que l’accident prend ici la valeur d’un fait général. En effet, tout événement n’est pas historique, tout homme n’est pas historique. L’histoire ne choisit que les événemens et les lieux qui ont un certain caractère de généralité. Un roi n’est pas seulement un individu, c’est un homme général qui résume toute une société. Une bataille n’est pas seulement un accident, c’est la destinée de tout un peuple. C’est par là que l’histoire elle-même peut se plier à cette loi d’Aristote : a la science ne s’occupe que du général. »

Il est arrivé pour l’histoire ce qui est arrivé pour la science : elle s’est démembrée, elle s’est divisée en chapitres particuliers, qui sont devenus des sciences distinctes. Tout le monde sait quelle révolution s’est opérée en histoire pendant les deux derniers siècles. A la sèche histoire du moyen âge, à la chronique conteuse et naïve de Joinville et de Froissart ont succédé d’abord les grandes imitations de l’antiquité, à savoir les récits oratoires et politiques ; puis on est arrivé à penser que les événemens intérieurs de la vie d’un peuple ont un intérêt non moins grand que les événemens plus palpables de la politique et de la guerre. Ainsi se sont développées, d’abord sous forme de chapitres, par exemple dans les écrits de Voltaire, puis comme œuvres distinctes et séparées, l’histoire des institutions, l’histoire des mœurs, des controverses religieuses, des lettres, des arts, des sciences, enfin des systèmes de philosophie. Ce qui n’était d’abord qu’un chapitre ou à peine un chapitre est devenu par son importance une science tout entière, et cette science elle-même a des chapitres qui sont presque des sciences, car l’infini est partout.

L’histoire de la philosophie, considérée ainsi comme une partie de l’histoire en général, est donc une science incontestable et d’un intérêt universel. S’il est intéressant de savoir ce qu’a fait Alexandre, qui oserait dire qu’il est insignifiant de savoir ce qu’Aristote a pensé ? Sans doute les événemens extérieurs ont un éclat qui frappe tous les yeux ; mais, pour ceux qui aiment la pensée, quel plus grand événement qu’une grande idée, une vue originale sur la nature des choses ? Et si les causes de la grandeur et de la chute d’un peuple méritent l’étude attentive des plus grands esprits, que dira-t-on du règne d’une philosophie, de son origine, de ses progrès, de sa chute ? Remarquez d’ailleurs que les peuples périssent, et que les philosophies ne périssent pas.