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tournant avec modération, que l’attaque avait été ressentie. Les hommes sages et bien intentionnés doivent souhaiter qu’on réprime ces deux tendances, du côté du ministère et du côté de la cour. Si le ministère et le pouvoir royal ont gagné chacun quelque accroissement de puissance par les derniers événemens, leurs intérêts propres et l’intérêt espagnol leur commandent d’augmenter encore les forces acquises en les unissant au lieu de les user dans des tiraillemens intérieurs et dans une lutte funeste.

L’incident espagnol, à l’envisager de plus haut, pourrait donner lieu à des considérations utiles sur une situation qui est commune aux états continentaux de l’Europe. Après tout, ce que nous voyons en Espagne n’est que l’excès d’un mal dont d’autres peuples souffrent à des degrés différens. Pour des causes qu’il n’est point nécessaire de rappeler ici, l’équilibre est depuis longtemps rompu en Espagne entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire. C’est la force militaire qui a surtout contribué à l’établissement politique de l’Espagne contemporaine : de là l’ascendant de l’armée et de ses chefs et la subordination de la politique du pays aux intérêts et aux ambitions militaires. Un ministère, un parti semblent en Espagne dénués de toute force quand ils n’ont point un général à leur tête, et les crises d’où dépend le sort des institutions sont provoquées ou dénouées par l’intervention des chefs de l’armée. Il ne peut pas y avoir de bon gouvernement, de gouvernement conforme aux libertés et aux intérêts nécessaires des sociétés modernes, partout où il en est ainsi, partout où la prépotence militaire dépouille de sa primauté légitime l’autorité civile. La notion du droit s’oblitère, et toutes les grandes questions sont abandonnées à la force. Quelles que soient leurs admirables qualités, les armées, quand elles sont intervenues dans les révolutions intérieures des peuples, ont toujours montré trois grands défauts : elles subissent volontiers la fascination d’un homme ; une fois fascinées, elles se croient assez dégagées de responsabilité par la loi de l’obéissance passive, pour aller, si on les y pousse, à l’encontre de l’autorité morale du droit ; enfin elles sont très exigeantes sur ce qu’elles considèrent comme leurs intérêts essentiels et distincts. C’est ainsi que souvent, après avoir fait violence à l’institution de leur pays, elles exercent aussi une influence funeste sur sa direction politique. Par le raisonnement et par l’exemple, l’Espagne nous montre les abus et les vices du système militaire. On part de cette idée que, l’armée ayant tiré l’Espagne de la guerre civile, il faut à l’Espagne une grande armée permanente ; une telle armée se constitue par des cadres considérables, par un nombreux corps d’officiers, et au sommet par les commandemens influens, les hauts grades, les titres pompeux et les riches émolumens. Or une armée est, comme toutes les choses humaines, gouvernée par cette loi de la marche en avant qui chez les individus produit l’ambition. Une armée éprouve sans cesse le besoin de se renouveler et de progresser dans son personnel. Les grandes fortunes militaires acquises sont le point de mire de toutes les ambitions. Chacun veut avoir la chance