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devant lesquelles chevauche l’escadron fringant des officiers généraux et des aides-de-camp. A notre tour, nous prenons position en masse épaisse, les généraux en tête, et les troupes défilent devant nous. Je ne vous parle pas des bannières criblées d’éclats de bombes, déchirées en loques informes, ni même des hampes nues où restent à peine attachées quelques franges d’un haillon flottant. Les soldats vous diront que c’est un emblème souvent trompeur, et qu’il suffit de quelques mois de campagne pour user jusqu’à la dernière miette le plus neuf des drapeaux ; mais les régimens, chose plus terrible, ne sont pas moins usés que leurs enseignes. Pleins de recrues nouvelles, comptant tout au plus 50 pour 100 de vétérans, plusieurs pourtant n’atteignent plus à l’effectif réel d’une compagnie. J’en ai vu un qui n’avait pas cinquante hommes. Ils sont commandés soit par un capitaine, soit par un major, soit même par un second lieutenant, seul officier épargné dans la dernière campagne. On en a vu, après certaines batailles, rester sous le commandement d’un sergent. Dans notre année, les cadres des régimens réduits seraient remplis en une semaine : ici on laisse leurs rangs s’éclaircir jusqu’à ce qu’on les consolide, c’est-à-dire qu’on en rassemble plusieurs en un seul. C’est une conséquence naturelle de cette organisation volontaire qui a prévalu à l’origine, et dont la trace subsiste encore dans l’individualité obstinée des anciens corps. Telle compagnie de tel régiment renferme tout ce qui reste de telle brigade ou de telle division, et dans la formation même des escouades vous retrouvez encore l’ancienne distinction originelle des régimens et des bataillons.

Mais revenons à la revue. Le général Humphries m’aperçoit, m’appelle auprès de lui, tandis que les régimens passent devant nous, chaque drapeau mutilé s’abaissant devant le général, qui chaque fois se découvre avec respect. Les uniformes sont blanchis, tannés par l’usage : les hommes, de tailles inégales et mal assorties, vétérans pour la plupart endurcis au service, marchent en bel ordre et marquent le pas d’un air martial : quelques traînards relégués aux derniers rangs, sans doute des nouveau-venus, ont les mouvemens gauches et comme engourdis par le froid. La forêt mouvante des habits bleus et des baïonnettes se disperse, s’épand dans la plaine au bruit des fanfares. Alors nous mettons pied à terre au quartier du brigadier-général X…, commandant la division par intérim. Nous nous pressons dans sa tente, et là commencent à couler le whiskey, les grogs, les cocktails, les milk-punchs, les mint-juleps, les egg-nogs et autres produits savoureux du génie américain. Nous étions là tous généraux ou colonels commandant des brigades, sauf un autre civil et moi. Il faut vous dire qu’en Amérique le pékin n’est pas vu avec le même mépris qu’en France