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l’expérience qu’aujourd’hui les États-Unis font pour elle en restant fidèles après quatre ans de guerre intérieure aux traditions de leur liberté ; c’est ce qu’ils achèveront de prouver au monde après la guerre, le jour où, comme on l’espère, cette armée d’un million d’hommes s’évanouira, rentrera dans la vie civile, et déposera les armes aussi facilement quelle les a prises au jour du danger public[1].

Du steamer Webster, rivière James, 29 janvier.

Je suis rassasié de la vie militaire. Les deux jours derniers se sont passés d’une façon banale. Quelques promenades à cheval, quelques visites, quelques démonstrations de stratégie où je n’entends pas grand’chose, et de longues flâneries devant l’âtre flambant du général, au bruit mélancolique des grands pins gémissans sous le vent du nord : tel est le programme de la journée. Le soir, pour tout délassement, on joue aux cartes ou aux échecs sur une table branlante, dans l’atmosphère enfumée de la salle à manger, ou bien on fume gravement des pipes entremêlées de verres de liqueurs. Involontairement l’esprit s’endort et le corps même s’engourdit. Parfois je quitte la tente du général pour aller causer avec les jeunes gens de l’état-major. — Polis, prévenans, doux, sérieux, quelques-uns de bonne famille et de bonne société, je n’ai rien à leur reprocher que la somnolence inévitable de la saison.

  1. On évalue à 1,000,510 hommes l’effectif de l’armée des États-Unis au 1er mai 1865. Elle comptait au 1er mars 965,591 hommes, dont 602,598 pouvaient être mis en ligne de bataille. Le reste était dispersé dans les garnisons, les hôpitaux, les prisons du sud, ou absent par congé. Le nombre total des hommes enrôlés dans l’armée et dans la marine pendant les seize derniers mois de la guerre est de 675,452. Les portes de la guerre s’élèvent pour le nord, en morts et blessés, à plus d’un million. On a compté au moins 326,000 morts. Au 15 novembre dernier, sept mois seulement après la paix, l’armée volontaire était déjà réduite de 800,900 hommes. Cette immense multitude a été licenciée en quelques mois, presque sans désordre, et, sauf dans les états du sud, où sa protection est nécessaire aux affranchis, toute trace du pouvoir militaire a déjà disparu. Les vétérans qui tiennent au métier des armes prennent du service dans l’armée régulière. Les autres, et c’est le plus grand nombre, aiment mieux rentrer dans leurs foyers. M. Stanton, le ministre de la guerre, avait d’abord voulu garder sous les drapeaux, jusqu’à l’ouverture du congrès, le vétéran reserve corps, ou corps de vétérans réengagés pendant la guerre après l’expiration de leur premier terme de service ; mais il vit qu’il aurait peine à les retenir, et qu’il valait mieux les licencier au plus vite. Un voyageur anglais, sir Morton Peto, qui a visité les États-Unis à la fin de l’année dernière, raconte qu’à Chicago il vit une imprimerie dirigée par un ancien secrétaire de l’ambassade de Londres. Le propriétaire le conduisit dans ses ateliers et lui montra ses ouvriers au travail. « Ce sont d’anciens soldats, lui dit-il ; celui-ci était major, celui-là capitaine, cet autre lieutenant, cet autre encore simple fusilier. Ils m’ont quitté, il y a trois ans, en me faisant promettre seulement de rendre leur emploi à ceux qui reviendraient de la guerre. On les a licenciés il y a quelques jours, et les voilà tous assidus au travail comme s’ils n’avaient jamais quitté l’atelier. »