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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/620

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le milieu brutal où je la voyais. Quand j’appris qu’il était fils d’un membre du cabinet et d’une des meilleures familles du pays, je ne m’étonnai plus de cet air de distinction et de bonne grâce que ne pouvait effacer toute la grossièreté convenue des façons militaires. J’éprouvais un déplaisir extrême à voir cette bouche fine et imberbe mordre à pleines dents dans un morceau de tabac concassé et lancer une salive jaunâtre avec l’aplomb d’un vieux loup de mer, ou bien à entendre déborder de ces lèvres enfantines le déluge des gros mots qui composent le vocabulaire habituel du soldat. Ce blanc-bec est plus homme pourtant que beaucoup de grands nigauds barbus frais émoulus du séminaire ou du collège. Avec ses vingt ans à peine, il a fait le tour du monde sur un vaisseau de la marine, américaine, où on l’avait engagé comme mousse à quatorze ans. Depuis la guerre, il a passé à l’armée de terre, dont il est déjà un vétéran. Je le regardais avec sympathie et presque avec pitié, en me disant qu’il était dommage de moissonner une si jeune écorce. Je le retrouvai le soir même chez Mme Blair, à qui nous fîmes visite ensemble, — et la pipe, chique, eau-de-vie, jurons, air martial, avaient disparu. Ce n’était plus qu’un jeune homme doux, souriant, un écolier en vacances, modeste, inoffensif et timide comme une jeune fille. Le lendemain pourtant il devait reprendre le sabre, l’uniforme, les bottes ferrées, la rudesse et la vie aventureuse de son métier cruel.

Il me mena dans la salle voisine pour me présenter aux dames fugitives de Richmond. Bien qu’elles semblassent peu disposées à entrer en conversation suivie, je leur arrachai quelques curieux détails sur la vie de la capitale rebelle. Leurs airs de patriotisme offensé quand on semblait croire Richmond dans la misère et le deuil, leurs récits complaisans de ses fêtes et de ses plaisirs étaient en eux-mêmes des traits de caractère amusans et curieux. Tout en élevant fièrement le drapeau rebelle en paroles, elles l’abaissent en fait quand elles cherchent refuge chez l’ennemi, et leur fuite prudente ne parle pas trop pour la solidité de la maison dont elles me vantent les splendeurs. A les en croire, la vie est aussi calme, aussi facile à Richmond qu’à New-York, les subsistances y sont même à meilleur marché, les articles de toilette sont seuls hors de prix. Jamais du reste, m’affirment-elles, la capitale de la Virginie n’a été si gaie ni si pleine de luxe. Les voitures, les chevaux, les concerts, les bals, jusqu’à un théâtre, rien n’y manque pour faire l’illusion de la prospérité… « Au bruit du canon, » leur disais-je. — « Le canon ! on l’entend quelquefois quand le ciel est bien pur ; mais Richmond est loin de la guerre. » — C’est ainsi que les sociétés s’accoutument à une existence orageuse et précaire, et qu’elles se