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Ne sais-je pas que de là deux rois sont déjà tombés ? Le troisième, celui d’aujourd’hui, je verrai aussi sa chute : elle sera honteuse et prompte. » Il n’est pas insensible pourtant ; même dans sa fierté résignée, il lui échappe une plainte.


« PROMETHEE. — Hélas !

« MERCURE. — C’est là un mot que Jupiter ignore.

« PROMETHEE. — Le temps est un maître qui enseigne toute chose. »


Ce qui le rassure, ce n’est pas l’impuissance de Jupiter, son maître et celui du monde pendant de longs siècles encore, c’est sa propre immortalité :


« Ni par violence ni par artifice, Jupiter ne m’amènera jamais à parler avant d’avoir relâché mes liens… Il ne fléchira pas ma constance ; je ne lui dirai pas qui doit le faire tomber du trône… Être maltraité de son ennemi n’a rien d’étrange. Qu’ainsi donc soient lancés contre moi les traits enflammés de la foudre, que l’air s’ébranle aux roulemens du tonnerre, au souffle impétueux des vents ; que la terre soit arrachée de ses fondemens et les flots de la mer lancés dans les routes du ciel ; que l’irrésistible tourbillon de la nécessité emporte mon corps au fond du noir Tartare ; quoi qu’il arrive, je ne puis mourir. »


Tel est le vrai Prométhée, figure légendaire placée sur les confins des cosmogonies antiques, par-delà l’histoire, à la limite des siècles qui séparent l’âge du chaos de la formation du monde, à cette époque mythique où les puissances célestes, encore mal définies dans leurs droits réciproques et leur autorité nouvelle, se disputent l’empire du monde et de la vie. Tout le drame d’Eschyle est plein de l’âme religieuse du temps et du poète. Sans doute les sympathies du spectateur sont contre la violence mystérieuse de Jupiter : elles sont pour la douleur et le courage de Prométhée, et il semble d’abord que ce soit là presque un effet impie obtenu par l’art ; mais qu’on y réfléchisse : Jupiter est un roi nouveau, c’est un usurpateur. Le droit ancien, la légitimité dynastique sont en faveur de Saturne et des titans. En se déclarant pour Prométhée, Eschyle se rattachait au droit antique ; il remontait aux origines de la dynastie céleste ; il protestait à sa manière contre le droit moderne, qui n’était à son sens qu’une usurpation consacrée par la force. ; Plus tard, quand le destin a parlé, quand Prométhée lui-même a fait sa soumission en révélant à Jupiter le secret qu’il tient de sa mère Thémis et lui permet ainsi d’échapper à la fatalité, Eschyle se soumet avec son héros, il accepte l’ordre nouveau des choses divines, et célèbre avec magnificence, dans Prométhée délivré, la réconciliation des dieux. C’est qu’Eschyle n’est pas seulement le plus grand poète ; avec Hésiode, il est le grand théologien de l’antiquité