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II

Prométhée n’était que la révolte d’un esprit superbe contre les traditions de l’église et de l’école. C’est dans Faust qu’il faut contempler l’épanouissement poétique de cette philosophie nouvelle : dans aucune autre œuvre, on n’en trouverait une expression plus complète, une plus large synthèse ; mais, en abordant l’étude philosophique de ce drame, on hésite devant la tâche que l’on entreprend et surtout devant la difficulté particulière qui s’attache à des sujets célèbres. Quel critique, dans ce siècle, n’a pas tenté à sa manière une analyse de Faust et présenté au public son interprétation particulière de l’idée du poème[1] ?

Ce qui redouble la difficulté, c’est la complexité infinie de l’œuvre privilégiée de Goethe : il y a versé un peu confusément et au hasard de l’inspiration toutes ses conceptions les plus hautes et les plus bizarres, ses notions ou ses rêves sur la nature et l’humanité, sur la politique et l’histoire, sur la morale et sur l’art, son esthétique et sa métaphysique, sa science et son génie, toute son âme enfin et sa vie. Que l’on songe à l’immense intervalle de temps rempli par l’élaboration poétique de Faust ! Dès 1773, Goethe en avait jeté quelques scènes sur le papier. C’est à l’âge de vingt-quatre ans qu’il rencontra pour la première fois dans la taverne d’Auerbach, à Leipzig, le héros de son poème futur, dans un vieux tableau où le peintre l’avait représenté chevauchant à travers les airs sur un tonneau. La légende lui était déjà familière. Cette peinture populaire donna une forme, un corps à la légende devant les yeux de son esprit. Peu à peu le plan du drame s’organisa, et deux ans après Goethe pouvait lire quelques scènes détachées à KIopstock, qui l’encouragea vivement à continuer. Ce n’est pourtant que quinze années plus tard qu’il publia, sous le titre de Fragment, le premier Faust. C’était toute la substance et l’action du poème, moins certains développemens qui furent insérés dans la suite, pour compléter ou élargir le sens philosophique du drame, tels que la Dédicace, les deux Prologues, qui datent de 1797 ; mais déjà en 1780 Goethe songeait à continuer son poème dans des proportions qui devaient excéder de beaucoup le plan primitif. Il lisait à la cour de Weimar un fragment d’Hélène, qui témoigne de son dessein. De 1800 à 1805, sous l’impression vive de cette belle amitié littéraire qu’il entretint avec Schiller et qui fut l’honneur de sa vie, sous l’excitation de ses conseils, il travaille avec une activité

  1. M. Henri Blaze de Bury, le premier, a fait connaître à la France le second Faust par une analyse très complète et une traduction.