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que Méphistophélès ne hait pas les hommes, qu’il les méprise. S’il les perd, ce n’est pas pour se réjouir de leurs souffrances, c’est qu’il ne croit pas qu’ils vaillent rien de plus. Cette sombre mélancolie, cette fureur fatale que la foi chrétienne attribue au diable, est aussi étrangère à Méphistophélès que l’élément théologique dont il provient. C’est un diable bien élevé, bon compagnon en apparence, faisant figure dans le monde avec son habit écarlate galonné d’or, en petit manteau de soie, la plume de coq au chapeau, une épée au côté, aimant à causer avec les femmes, à rire toujours de lui-même et des autres. Le trait principal de son caractère est une froide insolence, une malignité qui ne va pas cependant jusqu’à la cruauté proprement dite, qui ne veut pas la méchanceté pour elle-même, mais qui cherche dans la méchanceté l’exercice de la sagacité de l’esprit, de toutes les facultés intellectuelles. — Je soupçonne Goethe, dans le caprice de ses généalogies fantastiques, d’avoir fait venir son diable de l’autre rive du Rhin. Sous les traits bizarres de Merck, le railleur ami du poète, Méphistophélès est un Français du XVIIIe siècle, de son vivant grand seigneur, ayant ses entrées à Versailles, dînant avec les encyclopédistes, un habitué de cette spirituelle marquise du Deffand, « qui n’espérait, disait-elle, que dans le néant. » Quand on vante si fort les charmes du néant, on a reçu les leçons de Méphistophélès, on a vécu dans le même monde que lui.

Remarquons bien le caractère négatif de son esprit. Goethe, s’entretenant avec Eckermann, a pris soin plusieurs fois de définir en ce sens Méphistophélès, de manière qu’on ne puisse s’y méprendre. A toutes les questions que son famulus lui adresse sur l’essence de ce grand personnage : « C’est un être essentiellement négatif, répond invariablement le poète ; ne lui attribuez aucune énergie positive d’intelligence. » Il représente assez bien ce que l’on entend en France par le mot esprit ; mais on se tromperait gravement, si on se servait pour le définir du mot allemand Geist, qui dit autre chose et plus. « Il y a dans Geist une idée de puissance productive qui manque au mot esprit. » Méphistophélès n’a donc de l’esprit que dans le sens le plus étroit de l’expression française. Or comment se traduit la négation dans l’esprit ? Par l’ironie. L’ironie est par excellence le principe négatif de l’esprit, la faculté dissolvante à laquelle rien ne résiste, ni le génie, ni l’héroïsme, ni la science, ni la vertu. Il n’est pas de conviction si profonde, pas d’affection si pure où ne puisse pénétrer cette puissance destructive de l’esprit qui nie en riant. On a une défense contre l’attaque directe et les raisonnemens sceptiques. La négation qui, dans l’ombre des universités, s’exprime par les jeux savans de la dialectique suscite des