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la politique ne revendique pas pour un des siens. Né dix-huit jours après la mort de son père, gâté comme tous les héritiers uniques d’une race épuisée, nourri par son précepteur, jésuite, d’un sentiment exalté de son pouvoir et d’un faux idéal de chevalerie religieuse, il avait tout ce qu’il faut pour être un héros de roman et tout ce qu’il faut pour perdre un peuple. Il représente l’esprit chevaleresque dans ce qu’il y a de plus meurtrier et de plus inutile, la passion des aventures quand l’heure des aventures est passée. C’était un jeune homme au visage pâle et sévère, ascétiquement violent, altier, agité et sans repos, qui se croyait prédestiné à une grande mission et se voyait déjà marchant à la conquête de l’Afrique. Il passait sa vie à s’endurcir aux fatigues et aux dangers, fuyant la cour, battant en chasseur intrépide les montagnes d’Almeirim et les bois de Cintra, ou se faisant un jeu de braver la mer dans les tempêtes les plus furieuses. Au milieu de la corruption du temps, il avait des mœurs très pures et gardait une chasteté farouche, comme cet autre chasseur dont parle la nourrice de Phèdre dans Euripide : « vous connaissez ce superbe ennemi de notre sexe, cet orgueilleux jeune homme à qui une Amazone a donné le jour… » Le roi portugais était ainsi. Les courtisans disaient de lui qu’il « plaisait plus aux dames que les dames ne lui plaisaient, » Il craignait de s’amollir dans la volupté, il était tout entier à ses rêves de prouesses guerrières et à une sorte de passion fébrile du merveilleux. Un jour, au monastère de Batalha, un Saint-Denis portugais, il se fit ouvrir les sépulcres des rois ses prédécesseurs, et il se livra aux emportemens les plus étranges. Il s’exaltait devant ceux qui avaient été des rois guerriers et gourmandait amèrement ceux qui n’avaient rien fait qu’aimer les femmes, lorsqu’une voix mystérieuse se fit entendre, disant que, si ces rois ainsi outragés dans la mort n’avaient pas laissé l’exemple de conquêtes lointaines, ils avaient su du moins conserver leur propre royaume. À travers la bizarrerie de la scène, c’était la voix des sages qui pressentaient le péril et cherchaient à retenir cette imagination fougueuse. Dom Sébastien ne les écouta pas, il prenait leur sagesse pour de la pusillanimité de vieillards. Il partit pour l’Afrique ; ils partirent aussi sous ce drapeau d’aventure, tous ces gentilshommes portugais qui allaient à la guerre comme à une fête, gaîment, couverts d’armures étincelantes d’or et de pierreries, dépensant des sommes folles pour leurs équipages. Dom Sébastien disparut à Alcacer-Kebir pour n’être plus qu’une vision de l’histoire, et avec lui disparut la fleur de la noblesse portugaise, qui resta morte ou captive, laissant le pays un peu plus abattu, un peu plus exténué. Le rêve était vaincu par la réalité.

Après dom Sébastien, c’est dom Henri, le cardinal, qui était le dernier fils survivant du roi dom Manuel, l’oncle du fiévreux héros