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carabine et leur couteau, ils vivent, les bras croisés, dans une indolence superbe et se croient sincèrement bien supérieurs aux vils Yankees.

Les grands planteurs, qui appuient sur eux leur influence, les entretiennent soigneusement dans cet état de barbarie et d’abjection. Quoique victimes eux-mêmes de l’institution de l’esclavage et d’un état social qui les condamne à l’oisiveté et à la misère, ils s’en glorifient plus que personne et s’en montrent les plus acharnés défenseurs. On leur avait persuadé au début de la guerre que les Yankees ne sauraient pas se battre et que les gens du sud n’auraient qu’à se montrer pour vaincre. On leur avait dit et ils croyaient naïvement que le président Lincoln était un nègre, ainsi que tous les abolitionistes ses amis. Dans la plupart de leurs hameaux solitaires, ils n’ont ni écoles, ni églises, si ce n’est à dix ou vingt lieues. Les aventuriers yankees qui leur apprennent à chanter des psaumes ou à épeler leur alphabet sont tous de vils pensionnés de l’aristocratie qui leur prêchent ou leur enseignent ce qu’elle ordonne. Torpeur, ignorance, orgueil dans l’abjection et la misère, tout cela vient de l’esclavage et sert à l’entretenir. Quel progrès et quelle liberté possible avec une institution qui rend le travail infâme et pareil à la servitude ?

On dit cependant qu’en apparence les mœurs de la société du sud sont les plus populaires et les plus démocratiques du monde. Le paysan à demi sauvage qui mendie à la porte du riche planteur lui parle avec la fierté d’un frère et d’un égal : il n’abdique pas son rôle de citoyen du peuple-roi. Parfois les gens de sa classe se réunissent aux camp-meetings pour hurler des hymnes, et aux barbacues (nom sudiste des meetings politiques) pour entendre des stump-speeches ; en même temps on se grise, on se bat, on fait bombance, on vide en un jour le fond de sa bourse. Quand il y a des élections, le peuple entier y paraît en armes, les partis se font près des polls une espèce de guerre civile : on les dirait animés d’un farouche esprit d’indépendance ; mais au fond ces saturnales ne sont pas sérieuses, et c’est l’aristocratie qui les soudoie. Les planteurs méprisent du plus profond de leur âme ce bas peuple dont ils se servent en lui laissant l’illusion d’une souveraineté vaine. Ils tiennent aussi sous leur main tous ces petits propriétaires bourgeois, habitans des petites villes, trop pauvres pour vivre de leurs rentes, trop indolens pour les accroître, possesseurs oisifs de quelques esclaves qu’ils louent aux grands propriétaires agriculteurs tout en vivant de leurs libéralités ou de leurs aumônes. Cette classe oisive et turbulente domine dans toutes les villes du sud, où elle forme une oligarchie des plus oppressives.