Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/900

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

extraordinaires, qui se nomme le comte de Saint-Germain. Il a l’air tout au plus d’un homme de quarante-cinq ans, et cependant on prétend prouver qu’il en a cent dix bien comptés. M. d’Affry[1] m’a assuré qu’il avait beaucoup plus d’années que lui et moi ensemble, et cependant nous avons passé l’un et l’autre le demi-siècle. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’un membre des états-généraux qui approche de soixante-dix ans m’a dit avoir vu cet homme extraordinaire dans la maison de son père lorsqu’il était encore enfant, et l’avoir vu à peu près tel qu’il est aujourd’hui. Cependant il a l’air leste et dégagé comme un homme de trente ans. Il a la jambe comme faite au tour, porte ses propres cheveux, noirs et bien plantés, et n’a pour ainsi dire pas une ride au visage. Il ne mange presque jamais de viande, excepté un peu de blanc de poulet, et borne sa nourriture aux gruaux, aux légumes et aux poissons. Il prend de grandes précautions contre le froid, mais il ne se ménage pas excessivement pour les veilles, et il nous a tenu compagnie jusqu’à une heure après minuit par une espèce de complaisance, sans qu’il s’en soit ressenti le lendemain. Si je peux escamoter à ce bon vieillard son secret, je croirai rendre au roi un service essentiel en vous le communiquant, monseigneur, pour conserver à sa majesté une vie si précieuse et si utile à son service. Cet homme possède des richesses immenses. A l’en croire, il est au fait des plus beaux secrets de la nature ; il en parle savamment sans affecter aucun mystère, et tâche de convaincre par ses démonstrations les plus incrédules sans qu’il paraisse avoir aucun dessein. Ses richesses sont constatées et connues de toute la France. Il est dans la plus haute faveur auprès du roi très chrétien, qui lui a donné le château de Chambord pour sa vie[2]. Il nous a étalé des pierreries d’un prix inestimable, toutes d’une grandeur et d’une beauté incomparables. Je joins ici, pour la curiosité de votre excellence, la dimension de l’une de ses opales, qui a toutes les perfections et est d’une beauté ravissante. Il soutient qu’aucun monarque au monde ne possède les trésors qu’il prétend avoir en pierreries. Il se déclare indifférent pour toutes les grandeurs du monde et n’aspire qu’au titre de citoyen. Touché des malheurs de la France, il s’est offert au roi très chrétien pour le sauver, et c’est dans ce dessein qu’il est venu en Hollande. Il ne fait pas mystère de sa commission ou du moins de son objet. Nous sommes curieux de voir ses moyens, qui, à l’en croire, ne peuvent pas manquer, parce qu’ils dépendent de lui seul. Il est grand apologiste de Mme de Pompadour et tâche d’effacer le vernis qu’on lui a donné dans ce pays-ci. Il lui attribue le meilleur cœur, les intentions les plus droites, un désintéressement, sans égal. J’ai eu avec lui une longue conversation sur les causes du malheur de la France et sur les variations dans le choix des ministres de cette couronne. Voici, monseigneur, ce qu’il m’a dit à ce sujet : — « Le mal radical est le manque de fermeté du

  1. M. d’Alfry était chargé d’affaires de France à La Haye, et c’est à son insu que le comte de Saint-Germain avait une mission de Louis XV auprès du gouvernement des Pays-Bas.
  2. C’est trop dire. Louis XV n’avait fait que mettre à sa disposition une aile du château pour qu’il y établit son laboratoire de chimie ; il s’agissait surtout de la préparation de certaines couleurs dont on se promettait des merveilles en vue des soieries et des étoffes françaises.