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tromper un enfant de dix ans et encore moins des personnes éclairées. Je le regarde comme un aventurier de premier ordre qui est au bout de ses ressources, et je serais bien trompé, s’il ne finit tragiquement. Parmi les officiers anglais qui ont passé ici, il y en a qui l’ont connu à Londres il y a vingt ans, et qui parlent de lui avec le plus grand mépris. Ils le croient un simple joueur de violon. »


Quinze jours plus tard, dans une dépêche en date du 2 mai 1760, le diplomate saxon, revenant encore à la charge contre le spirituel aventurier qu’il avait eu le tort d’admirer à cœur ouvert, ajoutait ces paroles :


« L’aventurier s’était donné ici les airs de négociateur secret détaché par M. le maréchal de Belle-Isle, dont il a montré des lettres où il y avait en effet quelques traces de confiance. Il a voulu faire entendre que les principes du maréchal, différens de ceux de M. de Choiseul et plus conformes au goût de Mme de Pompadour, tendaient ardemment à la paix ; il a rembruni le tableau en peignant des couleurs les plus fortes les cabales, les nécessités et la zizanie qu’il prétend qui règnent en France, et par ces flatteries il a cru captiver la confiance du parti anglais. Il avait écrit d’un autre côté au maréchal de Belle-Islé que M. d’Affry ne savait ni apprécier ni ménager les dispositions de M. le comte de Bentinck-Rhoon, qui était l’homme du monde le mieux intentionné et ne désirait que se rendre utile à la France pour faire réussir ses négociations avec l’Angleterre. Ces lettres ont été renvoyées à M. d’Affry avec ordre de défendre à Saint-Germain de se mêler d’aucune affaire sous peine d’expier sa témérité le reste de ses jours dans une basse-fosse à sa rentrée en France. Malgré cette défense, Saint-Germain a continué de tenir des propos et de faire des démarches pour soutenir les airs d’un homme important. Il a vu assidûment le ministre anglais, qui cependant a paru le mépriser. M. de Rhoon l’a protégé, caressé, fêté par pique, et lorsque M. d’Affry l’a réclamé, il l’a fait partir à la face de tout La Haye pour Londres. Je crains que ce misérable ne cause bien des piquanteries et des histoires. Il a dit qu’il publiera toutes les pièces avec un mémoire justificatif. C’est un misérable qui veut s’illustrer. »


Ces dépêches si plaisamment contradictoires du diplomate saxon de La Haye nous préparent à mieux apprécier l’attitude du comte de Saint-Germain auprès du prince de Hesse. Il est évident que Saint-Germain a été victime de ses prétentions à un rôle politique. Le jeu du brillant aventurier, c’était d’entraîner l’imagination des hommes dans les domaines du rêve, non pas de se laisser conduire par eux sur le terrain des affaires et de l’action. Même dans un temps où la folie du merveilleux commence à devenir une sorte d’épidémie, les politiques sont les derniers à se laisser prendre. Je suis persuadé que M. de Belle-Isle n’était pas dupe du comte de Saint-Germain, de celui que Frédéric II, en ses lettres à Voltaire, appelait un conte pour rire ; je suis persuadé qu’il l’a employé seulement à titre d’homme