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convenir que sa crédulité est grande, et que, même dans les circonstances où il condamne les artisans de magie, il est soutenu par les scrupules de sa foi religieuse bien plus que par la vigueur de sa raison. On a dit spirituellement que la religion chrétienne était souvent un garde-fou ; le christianisme un peu enfantin du prince Charles ne remplit pas chez lui cette fonction virile. Le prince de Hesse n’est pas absolument défendu contre les superstitions de son temps, puisque certaines jongleries lui apparaissent comme des pratiques infernales. Il les repousse, non comme des sottises qui révoltent le sens commun, mais comme des maléfices qui alarment sa foi. N’est-ce pas encore une façon d’y croire ? Qu’il me soit permis d’ouvrir ici une parenthèse. Au moment où le comte de Saint-Germain attirait l’attention de l’Allemagne après avoir occupé longtemps la France et l’Angleterre, il y avait dans les contrées saxonnes un personnage qui évoquait les esprits et les faisait parler. Il s’appelait Jean-George Schrepfer. Ce nom, aujourd’hui si peu connu en France, y était fort célèbre il y a quatre-vingts ans. Les écrivains qui se sont occupés du désordre intellectuel de l’Europe avant 89, depuis Mirabeau jusqu’au marquis de Luchet, ne manquent jamais de le citer pêle-mêle avec les Lavater et les Saint-Martin, avec les Mesmer et les Cagliostro. Schrepfer, ancien garçon de salle dans une auberge de Leipzig, avait réussi, à force d’adresse et d’audace, à fasciner les personnages les plus considérables de la société allemande. Des hommes d’état, des diplomates, des ministres, des princes, des savans lui reconnaissaient je ne sais quel pouvoir surnaturel. A ses opérations thaumaturgiques se joignirent bientôt de véritables escroqueries ; au moment de se voir démasqué, il prévint par le suicide l’ignominie qui allait succéder à ses triomphes, et se fit sauter la cervelle aux portes de Leipzig, dans les jardins de Rosenthal. Or le prince Charles, tout en éprouvant une profonde horreur pour la thaumaturgie de Schrepfer, y croit encore à sa façon, puisqu’il y voit une œuvre démoniaque.


« A Leipzig, dit-il, je pris des informations exactes chez plusieurs personnes sur le fameux Schrepfer, entre autres les professeurs Eck et Marche, qui me racontèrent les détails de ses ouvrages magiques, auxquels ils avaient été présens et où il citait des esprits qui non-seulement se montraient, mais parlaient même aux spectateurs. J’en avais déjà beaucoup entendu parler par le prince Frédéric de Brunswick et Bischofswerder[1], et aussi par le digne colonel Frankenberg, qui ne l’avait point vu, lui, mais un de ses principaux disciples, Frœlich, à Goerlitz. Je conseillai très vivement à celui-ci d’abandonner cette liaison dangereuse et de s’en tenir uniquement à Notre Seigneur ; en quoi il me suivit fidèlement… »

  1. M. de Bischofswerder, entré plus tard au service de la Prusse, devint un des favoris de Frédéric-Guillaume II ; il fut général, ministre et ambassadeur à Paris.