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même caractère dans les deux sociétés dont il fit partie pendant ses années d’études à Wetzlar, car tous les rangs de la société allemande présentaient alors un spectacle analogue : partout des confréries occultes, partout des rites singuliers éveillant l’idée de quelque secret considérable. Et qu’y avait-il sous ces voiles ? Le néant[1]. Le second trait à mettre en lumière, c’est l’apparition subite d’une légion d’hommes d’intrigue qui essaient de s’approprier ces cadres et de les utiliser à leur profit. Une chose certaine, c’est que les confréries dont nous venons de parler, francs-maçons et autres, ces confréries si nulles, si vides au moment où le prince Charles de Hesse y est introduit pour la première fois, deviennent quelques années après le théâtre du plus étrange vacarme. Tout à l’heure, comme Lessing en ses dialogues, le prince trouvait la franc-maçonnerie germanique singulièrement insignifiante ; à présent il en a peur. Que s’est-il donc passé ?

L’événement décisif en cette affaire, c’est la suppression de l’ordre des jésuites. Lorsque le bref pontifical du 21 juillet 1773 eut supprimé la fameuse compagnie, les jésuites d’Allemagne se montrèrent les plus impatiens à ressaisir sous une autre forme la domination qui leur était enlevée. Ne pouvant plus s’immiscer dans les affaires temporelles sous le masque des intérêts religieux, l’idée leur vint de prendre le masque de la franc-maçonnerie. En peu de temps, les jésuites bavarois (j’entends les hommes d’action et d’intrigue, non pas les âmes religieuses assurément) eurent pied dans toutes les loges. Insensiblement la franc-maçonnerie de l’Allemagne du sud se serait transformée en une vaste association jésuitique, si l’Allemagne du nord n’avait poussé un cri d’alarme à réveiller les morts. Son principal interprète fut Nicolaï, écrivain médiocre, mais tenace, qui appelait les choses par leur nom. Nicolaï parcourut la Bavière, l’Autriche, le Wurtemberg, démasquant l’ennemi en toute rencontre et disant aux siens : Défiez-vous ! Qu’il y ait beaucoup d’exagérations, d’erreurs, de fantômes, qu’il y ait des alarmes niaises et de niaises platitudes dans les dix volumes où est consignée son enquête, il serait difficile de le nier ; comment ne pas reconnaître pourtant la gravité de cette crise singulière ? Dans l’affai

  1. Un des deux ordres institués le plus sérieusement du monde par les jeunes juristes de Wetzlar était à la fois si prétentieux et si nul qu’on eût dit vraiment une parodie ; organisée tout exprès pour justifier l’opinion de Lessing. La confrérie n’avait pas de nom, excellent moyen, pensait-on, de se rendre insaisissable et de défier tous les ennemis. Les différens degrés de l’initiation étaient également anonymes, c’est-à-dire qu’ils étaient représentés par des désignations abstraites. Le premier, à partir du bas de l’échelle, c’était la transition, puis venait la transition de la transition, puis la transition de la transition vers la transition… Mais la langue française ne se prête pas plus que l’esprit de la France à ces subtilités puériles, et c’est dans le charmant récit de Goethe qu’il faut lire cet exposé cabalistique.