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l’affaiblissement des croyances chrétiennes, au milieu de ces ardeurs superstitieuses qui là comme en France et bien plus encore succédaient naturellement à la sécheresse d’une philosophie sans idéal, les intrigans de toute robe avaient beau jeu à exploiter la folie humaine. Si les francs-maçons, avertis à temps, ne se laissaient pas envahir par les jésuites de Bavière, ceux-ci ressuscitaient les vieux ordres du moyen âge, templiers, rose-croix, et c’était une mêlée de confréries occultes à dérouter l’observateur le plus clairvoyant. Telle était la manie des sociétés secrètes, tel était le goût des cérémonies ténébreuses, que plus d’un membre du clergé protestant se faisait affilier aux rose-croix, et insensiblement devenait catholique ou à peu près sans y avoir songé. Étrange catholicisme en vérité ! les évocations théurgiques, les folles promesses, les espérances fiévreuses, avaient remplacé les dogmes. « Voyez, s’écriait Mirabeau sous le coup des révélations de Nicolaï, voyez en Allemagne tant de princes, ivres de l’espoir et de l’attente de moyens surnaturels de puissance, évoquer les esprits, explorer l’avenir et tous ses secrets, tenter de découvrir la médecine universelle, de faire le grand œuvre, et, pour étancher leur soif insatiable de domination et de trésors, ramper à la voix de leurs thaumaturges que dirige un sceptre inconnu ! Voyez des ministres protestans, oubliant tous les motifs qui les séparent du catholicisme, leur antagoniste éternel, louer, prôner, colporter des livres de religion imbus de toute la mysticité du XVIe siècle, publier eux-mêmes des écrits pour proclamer les rites du catholicisme, recevoir les ordres sacrés tout en restant ministres protestans, ou du moins en être publiquement accusés sans pouvoir s’en défendre nettement et sans ambages ; voyez toutes ces choses, et tremblez sur les dangers des associations secrètes[1] ! »

Au milieu de cette mêlée, un ancien disciple des jésuites, devenu, comme cela s’est vu tant de fois, leur implacable ennemi, conçut le projet de déjouer à jamais leurs manœuvres. Il connaissait à fond le système de la célèbre compagnie supprimée par Clément XIV ; il avait vu de près sa discipline et sa tactique. « Le moment est venu, se dit-il, d’organiser une milice du même genre pour le triomphe des doctrines philosophiques et morales du XVIIIe siècle. Gouvernement des âmes au moyen d’une hiérarchie puissante, voilà le programme à réaliser. » Là-dessus notre homme médite, combine, dresse ses plans, et après deux ans de réflexions il décrète en

  1. De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, par le comte de Mirabeau ; Londres, 1788. t. V, pages 86-87. Ces rapports des jésuites et des francs-maçons d’Allemagne paraîtraient une invention ridicule ou haineuse, s’ils n’étaient attestés sur mille points par l’impartiale histoire. Schiller n’a pas dédaigné de peindre cette situation dans son roman du Visionnaire.