Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/982

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de fatigue les bêtes de somme enlevées aux caravanes dévalisées et emmenées à toute vitesse par les fuyards. De Croy à Sotto-Marina, toujours la solitude : pendant quatre jours de marche, deux misérables haciendas écroulées attestent seules que l’homme a passé par là. Des troupeaux sauvages se dérobant sous la broussaille, des guérillas postés en éclaireurs et fuyant à toute volée pour reparaître à l’horizon, nos cavaliers et leurs chevaux marchant la tête courbée sous la pluie, nos fantassins poussant aux pièces embourbées et piétinant sept ou huit heures de suite dans les marais, c’était là le tableau de chaque jour, assombri par le temps et la souffrance. Nous n’avions pour nous soutenir que l’espoir d’un combat à Sotto-Marina, où le général Carbajal, au dire des Indiens, organisait la résistance.

Dès qu’on a traversé le précipice de la Puerta (porte), vaste déchirement souterrain qu’on rencontre sur la route, le paysage change brusquement. C’est la vraie terre chaude, où le repos devient impossible de nuit comme de jour ; on est assailli par des myriades d’insectes dévorans. Quoique l’on restât botté pour dormir, la chique, insecte presque invisible, s’introduisait sous les ongles des pieds, où elle déposait des centaines d’œufs dont la lente éclosion causait d’affreux ravages. Le carapate (pou de bois), qui tombait des branches, s’attaquait à toutes les parties du corps. Les moustiques nous harcelaient, et bien peu d’entre nous échappaient à la gale bédouine, aussi brûlante qu’un acide.

Le matin de la dernière étape, les averses redoublèrent d’intensité. Hommes et chevaux, transpercés depuis neuf jours, n’avaient plus un grain de maïs à mettre sous la dent ; malgré tout, la gaîté renaissait dans nos rangs, et les Arabes fredonnaient en chœur leurs chansons amoureuses en souvenir du désert. Soudain un cri joyeux partit de l’avant-garde. « Sotto-Marina, dix minutes d’arrêt ! » Du haut d’un mamelon se découvrait une petite ville blanchâtre dormant au fond de la vallée. Malgré la boue et l’ouragan de pluie, les chevaux retrouvèrent leur vigueur et hennirent. Encore une lieue de fatigue, et la poudre ferait tout oublier.

Nos illusions s’évanouirent bientôt. Le combat espéré nous manquait. Au pied de Sotto-Marina, la Corona, large de deux cents mètres, débordée de son lit, roulait furieuse. Pas un pont, et déjà les premières ombres de la nuit succédaient à un court crépuscule. Sur la rive opposée cependant nous attendait une députation de notables, apportant leur soumission au colonel Du Pin. A l’aide de deux canots, la traversée se fit le soir même pour la cavalerie, sans aucune perte. Le lendemain matin, infanterie, pièces et munitions entraient en ville à leur tour. A notre arrivée, fêtée par le son des cloches, plusieurs maisons étaient pavoisées aux couleurs de