Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

connaissance spéciale et donner à Bey-Mohammed plein pouvoir d’agir à sa guise. Il fallait tout oser : c’était bien le fait de Mohammed. Son plan, mûri sur place, consistait à occuper successivement les trois vallées de l’Isser, du Sébaou et de Boghni, à y bâtir des forts comme retraites pour la défense et comme bases d’opérations pour l’offensive, à s’avancer enfin de proche en proche, enserrant la montagne dans un blocus de plus en plus étroit. Sur la rive droite de l’Isser, à dix-sept lieues est d’Alger, il élève Bordj-Menaïel ; poursuivant sa marche par un détour vers le nord qui l’éloigne de la redoutable tribu des Flissas, il s’arrête à cinq lieues plus loin, et jette les fondemens de Bordj-Sébaou sur un rocher qui domine la rivière ; puis, déjà fier à bon droit de son succès, il ose remonter le Sébaou jusque vers les pentes des Aït-Fraoucen : c’est là que les Kabyles l’attendaient et l’arrêtèrent. Le village fraoucen de Tizi-Nterga conserve comme trophée un grand canon abandonné dans sa fuite par Bey-Mohammed, qui dut faire retraite jusqu’au. pied des Aït-Ouaguenoun, où il se fortifia sur le point appelé Boidj-Tazerarth (le fort de la Petite-Plaine). Lorsque plus tard les Iraten réussirent à raser ce bordj, Bey-Mohammed n’essaya pas de le rétablir ; il sentit qu’il fallait reculer et bâtit plus en arrière le fort connu de Tizi-Ouzou[1].

Dans la vallée kabyle de Boghni, où la guerre civile avait sévi plus qu’ailleurs, l’œuvre du Turc fut aussi plus facile : Bey-Mohammed, en 1746, put construire sans poudre le fort de Boghni, aux environs duquel s’élève notre poste actuel de Dra-el-Mizan ; il put, sur les terres enveloppant le bordj, installer une tribu de nègres affranchis, les Abids, qu’il appela de la Metidja, et qui, n’existant que par lui, restèrent tout à sa dévotion. D’ailleurs, fatigués de luttes, les Guechtoulas consentaient à être tranquilles sous la condition qu’on ne les inquiéterait pas dans leurs montagnes ; quelques fractions des Aït-Sedkas, qui avaient des champs de labour dans la vallée, prêtèrent hommage pour en garder la jouissance paisible ; les Nezliouas, mêlés de Kabyles et d’Arabes, firent du zèle, ils se rangèrent des premiers sous la bannière du bey, qui les exempta de toute contribution. Sur ceux-là bientôt la peste vint fondre, et les autres tribus les regardèrent comme frappés d’un châtiment céleste pour avoir mis trop d’empressement à se soumettre.

  1. Le mot kabyle de tizi-ousou signifie « le col du genêt épineux ; » il n’y a pourtant pas trace de genêts autour du bordj, et, chose curieuse, c’est parce qu’il n’y en a point que le bordj s’appelle ainsi. « Les ouvriers qui travaillaient à le construire, disent les Kabyles, avaient si loin à aller pour trouver ces broussailles épineuses, qui devaient alimenter leurs fours à chaux et à briques, qu’à force de se piquer en chemin ils ont laissé au bordj lui-même le nom de la malencontreuse épine. »