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très différentes sur l’ensemble et la marche des affaires. Ils s’appellent en Angleterre les tories, les whigs et les radicaux, aux États-Unis les radicaux, les républicains conservateurs et les démocrates. Supposez que les libertés nécessaires vinssent à manquer aux Anglais et aux Américains, n’est-il pas certain que les trois partis qui professent pour ces libertés le même attachement s’uniraient sur le champ pour les ressaisir ? La liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté municipale, seraient réclamées avec une égale énergie en Angleterre par lord Derby aussi bien que par lord Russell, par M. Disraeli aussi bien que par M. Bright, en Amérique par M. Raymond aussi bien que par M. Stevens. C’est un accord semblable qui s’établit naturellement en France pour le développement des libertés publiques, et cet accord, sous l’influence des lumineux enseignemens de la discussion parlementaire, ne peut que se fortifier et se généraliser dans le pays tout entier.

La fausse doctrine démocratique qui annonce le progrès social et le bonheur des peuples par l’initiative d’un pouvoir affranchi des entraves de la liberté était représentée naguère dans un coin de l’Europe par une triste caricature. Le prince Couza avait fortifié son pouvoir par un coup d’état sous prétexte d’initier aux droits de propriété les pauvres paysans roumains. Nous protestâmes sur le champ contre cette pitoyable et dangereuse parodie, sans rencontrer grand écho dans la presse française et le monde politique officiel. Le coup d’état de Couza n’était point cependant un fait sans gravité au point de vue de la politique générale de l’Europe. La constitution renversée par Couza avait été garantie par les puissances signataires du traité de Paris : il était peu honorable pour ces puissances de laisser braver par un aventurier jouant au despotisme une garantie européenne stipulée en faveur d’un peuple intéressant ; il était imprudent aussi de laisser s’introduire un pareil désordre dans une partie de l’Europe où le moindre incident peut à l’improviste irriter cette maladie chronique qu’on appelle la question d’Orient. On ferma systématiquement les yeux sur ce péril, et on laissa faire Couza. Le coup d’état de celui-ci était fondé sur de faux prétextes et fit bien du mal à la Roumanie. Les hommes les plus intelligens et les plus généreux de ce pays, sur lequel il est si naturel que la France étende sa sollicitude, furent accablés de tracasseries, abreuvés de dégoûts. Nous ne pouvons oublier un de ces hommes, le vice-président de la chambre des députés, M. Pano ; il était venu en France, avec le mandat des plus honnêtes et des plus distingués parmi ses compatriotes, pour éveiller à temps l’attention sur les menées et les tendances de Couza. Ses efforts furent impuissans ; on ne daigna pas l’écouter, et le désespoir patriotique que lui inspira le renversement des institutions a coûté la raison à cet avocat infortuné de la liberté roumaine. Bien d’autres malheurs privés furent la conséquence de l’attentat du prince. Tandis que Couza, très habile à se servir du télégraphe, faisait célébrer dans les journaux européens ses succès, sa popularité, ses prétendues réformes