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qu’après sa mort ces damnés de chemins de fer ne viennent bouleverser tout son travail avec leur chariot du diable et leur marmite de fumée. La vie est douce, mais il aime autant mourir que de voir cela. « Eh bien ! que fais-tu là plantée, et pourquoi ne m’apportes-tu pas mon aie ? Donne-moi mon aie, te dis-je ; si je dois mourir, je mourrai, et voilà. »

Enoch Arden, le poème qui donne son nom au nouveau recueil, est à mon gré la tentative la plus heureuse qu’on ait faite depuis Jocelyn pour transporter dans le domaine de la poésie la réalité de la vie familière, et certes l’éloge n’est pas médiocre. Comme art de dire, ce petit récit est la perfection même : pour raconter les souffrances et l’héroïsme d’un pauvre marin anglais, M. Tennyson a déployé le même talent que naguère pour raconter les aventures et les amours des brillans chevaliers de la Table ronde. Si le poème d’Enoch Arden diffère en quelque chose des célèbres Idylles du roi, c’est par un charme de simplicité encore plus grand. Ainsi que le demandait l’humble sujet, où la soie et le velours, les belles étoffes et les riches armures n’ont à jouer aucun rôle, les épithètes chatoyantes et les images somptueuses des précédens poèmes de l’auteur ont été sévèrement proscrites. M. Tennyson, dans ce petit poème, écrit tout entier dans la gamme de couleurs neutres qui convient ici, nettoyé soigneusement de tout oripeau et de tout clinquant métaphoriques, a pris autant de précautions pour éviter d’être poétique à contre-temps que d’autres dépensent d’ardeur pour faire étalage des richesses de leur imagination. On croirait lire une belle et simple prose, si la cadence musicale du rhythme et çà et là un ornement sévère pareil à un nœud de rubans de couleur effacée sur la robe d’une honnête bourgeoise ne nous rappelaient pas que cette histoire est écrite dans le langage de la poésie.

Dès le début, le paysage au milieu duquel vont passer les personnages est évoqué aux yeux du lecteur, avec une netteté et une sobriété où se révèle l’érudit des secrets de l’art, le disciple ingénieux des anciens maîtres, qui sait avec quelle concision magistrale les vrais narrateurs poétiques, un Virgile ou un Arioste, disposent la scène où doivent agir leurs héros. « Les longues lignes des falaises, en se brisant, ont laissé un espace vide, et dans cet espace il y a de l’écume et des sables jaunes ; par derrière, des toits rouges étages en grappes autour d’un quai étroit ; puis une église en ruine, plus haut une longue rue qui grimpe à un grand moulin faisant tour au sommet, et par derrière le moulin, tout près du ciel, une dune grise avec des tumulus danois et un bois de noisetiers, hanté en automne par les chercheurs de noisettes, qui fleurit dans un creux de la dune dont il fait une coupe verdoyante. » Dans ce paysage peu féerique, comme vous voyez, jouaient, il y a cent ans, trois