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donc vers le mur et pleura. Alors Philippe, se tenant debout, lui dit avec hésitation : « Annie, je suis venu vous demander une faveur. » Cette faveur, c’était de se charger des enfans d’Enoch et de les élever à la place de leur père absent. « C’était, lui dit-il, le souhait d’Enoch que ses enfans eussent une meilleure éducation que la sienne et la vôtre. S’il revenait, il serait affligé que les précieuses heures de la matinée eussent été ainsi perdues, et cela l’attristerait même dans son tombeau, s’il savait que ses enfans vagabondent comme des poulains sur la lande. » Philippe mit donc à l’école les enfans d’Enoch, qu’il arriva peu à peu à aimer comme s’ils étaient siens. Cependant les années continuaient à s’écouler, l’image de leur père s’était effacée dans l’esprit des enfans, et dans le cœur de la veuve l’espérance de jamais revoir son mari diminuait tous les jours un peu plus. Alors, un dimanche qu’il se promenait avec Annie et ses enfans d’adoption dans ce même bois de noisetiers où jadis il avait lu dans les yeux des amans la condamnation de son amour, Philippe se décida à ouvrir son cœur, qu’il tenait fermé depuis trop longtemps. Enoch ne reviendrait pas ; les enfans l’aimaient comme leur véritable père ; il était riche et sans famille ; consentait-elle à l’épouser ? « Alors Annie répondit, et tendrement elle parla : « Vous avez été comme un bon ange de Dieu pour notre maison ; Dieu vous bénisse pour cela ! Dieu vous récompense pour cela, Philippe, de quelque chose de plus heureux que moi ! Peut-on aimer deux fois ? pouvez-vous être aimé comme Enoch l’était ? qu’est-ce que vous demandez là ? — Je suis content, répondit-il, d’être aimé un peu après Enoch. — Ah ! cria-t-elle comme effrayée, cher Philippe, attendez un peu. Si Enoch revient… Mais Enoch ne reviendra pas. Cependant attendez une année ; assurément je serai plus sage dans un an. Oh ! attendez un peu. » Philippe dit tristement : « Annie, j’ai attendu toute ma vie, je puis bien attendre un peu plus. »

L’année passa. « Attendez encore un mois, » dit Annie. Philippe attendit un mois, puis un autre, puis un autre encore. Cependant il devint urgent de prendre un parti. La médisance s’était emparée du sujet délicat de leurs relations, et les langues allaient leur train. « Quelques-uns pensaient que Philippe se moquait d’elle tout simplement, d’autres qu’elle ne résistait que pour mieux le tenir, d’autres riaient à la fois d’elle et de Philippe comme de simples benêts qui ne savaient ce qu’ils voulaient, et un de ces hommes chez qui toutes les mauvaises pensées s’enchaînaient collées ensemble comme les œufs du serpent insinua qu’il y avait entre eux quelque chose de pire. » Dans cette extrémité, Annie pria Dieu de lui montrer par un signe si Enoch était encore vivant. Selon l’habitude des anciens puritains, elle ouvrit sa Bible pour tirer un sort, et son doigt, errant au hasard, se posa sur ces mots ; « sous un palmier. » Un rêve se