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par les outrages d’une soldatesque féroce, et la sainte retraite souillée de sang. Rome elle-même avait disparu, car pour un cœur romain tel que celui de Jérôme son abaissement, sa captivité, c’était sa mort ; il redisait souvent le vers d’un vieux poète : « que survit-il quand Rome a péri ? » Ces ruines accumulées pesaient sur son âme comme la tombe de tout ce qu’il avait aimé.

Il passa les deux dernières années de sa vie dans une morne tristesse, n’écrivant plus que pour féliciter Augustin de ses triomphes contre les pélagiens. Sa voix était devenue si faible qu’on l’entendait à peine parler, et sa maigreur excessive avait rendu son corps comme transparent. Bientôt il lui fut impossible de se lever sur son grabat sans l’aide d’une corde fixée à la voûte de sa cellule ; dans cette position, il récitait ses prières ou donnait ses instructions aux moines pour la conduite du monastère. Il expira enfin le 30 septembre de l’année 420, âgé d’environ soixante-douze ans, après ; trente-quatre ans de séjour à Bethléem. Son regard mourant put rencontrer à ses côtés une fille des Scipions, cette jeune Paula, son enfant spirituel dès le berceau. C’était la troisième génération de femmes que la plus illustre des maisons romaines envoyait à ce prêtre dalmate pour être ses anges gardiens au désert : celle-ci fut l’ange du dernier adieu. Nous ne savons rien des obsèques de Jérôme, sinon que son cercueil fut déposé où il l’avait ordonné lui-même, dans la roche creusée où se lit encore aujourd’hui son nom.

La légende s’empara naturellement de cette vie marquée d’un cachet si poétique et parfois si étrange. Les hagiographes la remplirent de prodiges, et, à les en croire, nul lieu de la Judée ne fut plus abondant en miracles que le tombeau de Jérôme. La renommée de son immense savoir dans les saintes Écritures fit de lui une espèce d’initiateur des âmes aux choses divines dans l’autre vie, rôle que Dante, avec moins de raison, attribua plus tard à Virgile. On assura que trois fidèles, morts en invoquant son nom, et qui avaient voulu que leurs cadavres fussent étendus sur son cilice, ressuscitèrent à la vie, et rapportèrent que Jérôme avait guidé leurs âmes à travers le paradis, l’enfer et même le purgatoire, leur expliquant les mystères du monde surnaturel, l’ineffable félicité des élus et le terrible sort des méchans. Le moyen âge, qui n’admirait la vie ascétique que dans la peinture des pères de la Thébaïde, fit disparaître de l’ermitage de Bethléem les gracieuses figures d’Eustochium et de Paula, pour les remplacer par un lion, le protégé de Jérôme, puis son protecteur et son serviteur reconnaissant. Jérôme, suivant un biographe du IXe ou du Xe siècle, avait vu arriver dans sa cellule un lion d’une énorme grosseur, boitant d’une patte blessée, et il l’avait guéri. Ce lion se donna à lui, d’après la légende, et quand